Une expo, un livre. Le Musée du Léman, une année durant à Nyon, va offrir au regard de ses visiteurs des objets, certes passés de mode pour la plupart d’entre eux, mais qui ont toutefois la capacité de refléter l’état d’esprit assez particulier des riverains du Lac. En même temps, l’un des derniers-nés de la collection ’Le savoir suisse’ se donne pour ambition d’initier le grand public, c’est-à-dire les usagers autant que les citoyens, aux arcanes et aux mécanismes de la gestion des eaux urbaines. Rien apparemment ne relie ces deux démarches, sinon leur coïncidence purement fortuite. Pourtant, à y regarder de plus près, elles attestent d’une même attention aux patrimoines de l’eau, celui de la nature et celui du savoir-faire, celui des choses tangibles et celui des représentations mentales.
Avec l’exposition qu’elle présente sous le label LémanManiac, Carinne Bertola, conservatrice au Musée du Léman, veut faire découvrir une culture immatérielle qui transparaît dans le filigrane des objets de la vie lémanique au quotidien, des plus dérisoires aux plus spectaculaires. Du petit verre à vin blanc vaudois au bateau amiral des vapeurs Belle Époque. Géologiquement parlant, le Léman est encore un peu jeune. Par contre, peu de lacs au monde ont une si longue histoire humaine. Ceux qui l’ont fréquenté jadis comme ceux qui le pratiquent aujourd’hui, des moines défricheurs du Lavaux aux régatiers du Bol d’Or, des manufactures de perles aux sociétés de sauvetage, tous ont accumulé un trésor incommensurable de connaissances et de compétences.
Dans L’eau des villes, Géraldine Pflieger, professeur à l’Université de Lausanne, tente un bilan à froid de la gestion urbaine de l’eau et n’hésite pas, au fil de ses analyses, à parler d’un véritable modèle suisse, de son originalité et de ses spécificités qui tiennent avant tout à l’attachement quasi viscéral des habitants de ce pays à la gestion publique et locale des services d’adduction ainsi qu’à leurs performances techniques et financières au profit de la collectivité. Sans aucun doute possible, ce modèle est tributaire d’un système de valeurs qui fait partie intégrante du patrimoine helvétique et se distingue des pratiques des pays voisins, en particulier de la France.
Le lac Léman, dit encore Carinne Bertola, ne serait pas un paradis perdu, mais bien plutôt un paradis à inventer. Ce qui fait l’identité de ses riverains doit évoluer pour rester vivace. Il en va de même dans le domaine de la gestion de l’eau, explique Géraldine Pflieger : les services publics vont devoir réviser leurs stratégies pour faire face aux nouveaux défis techniques, institutionnels ou financiers. Un patrimoine sans créativité ni inventivité est un héritage condamné à disparaître.
Il n’échappe à personne que l’eau (celle qui remplit les lacs comme celle qui coule dans les tuyaux) et le patrimoine sont deux mots de plus en plus fréquemment juxtaposés, avec plus ou moins de bonheur et de pertinence. Toutefois, même assortie des qualificatifs ‘mondial’ et ‘de l’humanité’, la notion de patrimoine reste extrêmement complexe comme en témoigne la revue Mondes en développement qui consacre son premier numéro de l’année à La mise en patrimoine de l’eau. Complexe dans sa définition et dans sa mise en œuvre.
Sans entrer dans le débat, on notera cependant la conclusion de l’une des contributions de la revue après une étude de terrain : la perception que chaque individu a de la ressource et de sa disponibilité est très variable et s’ancre dans les histoires individuelles et collectives, selon le rapport qu’il établit à l’eau, l’usage qu’il en fait, et selon sa facilité d’accès à l’eau potable. En d’autres mots, qu’on le déplore ou non, la perception du bien commun, et donc aussi du patrimoine transmissible à valoriser sans cesse, passe bien souvent après la satisfaction des besoins, des envies et des plaisirs. À méditer avant toute envolée lyrique sur l’eau, patrimoine de l’humanité.
Bernard Weissbrodt