Olivier Graefe
Université de Fribourg,
Département des géosciences
Le choix du bassin versant comme échelle de référence dans la gestion de l’eau répond à des préoccupations croissantes concernant la dégradation de la qualité de l’eau et la pénurie, qu’elle ait été observée ou pronostiquée pour l’avenir. Cette réponse est issue d’une critique de l’approche sectorielle qui a longtemps dominé la gestion de l’eau.
Selon ce diagnostic, la segmentation des approches agricoles, hydroélectriques, industrielles et environnementales, chacune œuvrant à des échelles différentes, serait responsable de l’absence de coordination et ainsi de la dilapidation des ressources. De plus, la gestion de l’eau par l’offre est largement dominante : l’objectif est d’augmenter systématiquement l’offre en eau à l’aide d’une approche technique sans considérer les coûts et les limites écologiques d’une telle approche.
Une idée qui remonte au 19ème siècle déjà
Pour répondre à ces préoccupations, l’échelle du bassin versant a été mise en avant pour faciliter l’intégration et la coordination des différents secteurs et intérêts à une même échelle. Déjà présentée comme solution aux problèmes hydriques dans l’ouest des États-Unis et dans certaines colonies arides dans la seconde moitié du 19ème siècle, cette approche du bassin versant comme unité territoriale de gestion de l’eau a ensuite été adoptée au cours du 20ème siècle dans différents pays européens.
Les autorités gestionnaires de ces bassins versants - Wasserverbände en Allemagne, British Drainage Boards au Royaume-Uni, Confederaciones Sindicales Hidrográficas en Espagne, Compagnie Nationale du Rhône en France - sont d’abord responsables de la qualité de l’eau, de l’exploitation hydroélectrique, des mesures de drainage et souvent associées à de grands, voire très grands projets de barrages et systèmes d’irrigation. Transformées en agences de l’eau en France ou en autorités régionales de l’eau au Royaume-Uni, ces instances doivent donc s’occuper avant tout des mesures de protection de la qualité de l’eau plutôt que de la gestion des ressources hydriques à l’échelle du bassin versant.
C’est à partir des années 1990 et surtout des années 2000 que le bassin versant devient véritablement la pierre angulaire du nouveau paradigme de la gestion de l’eau, c’est-à-dire la Gestion Intégrée des Ressources en Eau (GIRE). Les législations sont modifiées en faveur d’une gestion davantage intégrée à cette échelle. La directive-cadre sur l’eau (DCE) adoptée par l’Union Européenne en l’an 2000 impose par exemple aux pays membres de définir des bassins hydrographiques et d’établir des instances de gestion, à l’exemple des agences de l’eau en France.
Frontières naturelles, choix politiques
D’innombrables documents stratégiques, politiques publiques, directives et conférences à des niveaux nationaux et internationaux soulignent à satiété la pertinence du bassin versant comme unité territoriale de la gestion de l’eau. Le bassin versant est devenu un véritable objet fétiche des politiques et des gestionnaires de l’eau et il convient de s’interroger sur ce choix qui fonde la nouvelle politique de gestion et la fétichisation de cet objet.
L’argument principal pour justifier cette échelle de gestion est celui de la frontière naturelle de la ligne de partage des eaux. Cette ligne existe, à l’évidence. Mais le choix de cette frontière ne s’impose pas en soi, il découle d’un choix politique. Autrement dit, on privilégie cette échelle au détriment d’autres possibilités administratives, sociales ou économiques par exemple. De plus, la frontière hydrologique est allègrement transgressée sur tous les continents par des transferts d’eau entre bassins versants, parfois à très grande échelle comme en Chine ou aux Etats-Unis. À l’échelle mondiale, 120 millions de personnes dépendent déjà de transferts d’eau pour leur approvisionnement en eau potable.
"Gouvernance technocratique"
La réalité hydraulique ne correspond ainsi en rien aux préceptes hydrologiques et laisse l’observateur encore plus perplexe devant le choix exclusif du bassin versant comme unité territoriale de gestion. La prédominance de la rationalité hydrologique, c’est-à-dire des sciences naturelles par rapport à d’autres rationalités, révèle une logique de dépolitisation. Elle vise à retirer la gestion de l’eau aux instances politiques élues et administratives existantes et à la soustraire à leurs rapports de pouvoir et à leurs hiérarchies afin d’établir la nouvelle « gouvernance » promulguée par tant d’institutions nationales et internationales.
Selon cette perspective critique, cette gouvernance tente de remplacer les structures gouvernementales en réduisant l’aspect politique et en renforçant les rationalités scientifiques (des sciences naturelles), techniques et managériales au sein des nouvelles instances de gouvernance. Cette gouvernance est réduite à des procédures, des mesures et des contrôles qui, sous couvert de la participation et de la recherche de consensus, mettent en œuvre une approche technocratique et autoritaire conduite par des administrateurs et experts environnementaux.
La prédilection du bassin versant pour la gestion de l’eau, celle d’une seule échelle gestionnaire, semble non seulement naïve mais également et surtout erronée au regard de l’inter-connectivité des bassins et de l’articulation des échelles de production et de consommation de l’eau.
La question de la « bonne échelle de gestion » n’est pas une question conceptuelle ou théorique mais reste empirique et politique. Il s’agit d’identifier l’échelle de gestion à travers un processus de décision démocratique qui n’essaie pas d’évacuer ou de supprimer les tensions et les conflits d’intérêts, mais, au contraire, de problématiser et de politiser la gestion de l’eau et son échelle.
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