(…) Le geste se pratique comme un véritable rite. D’abord il faut soulever la gargoulette, en la tenant sûrement d’une main par son anse et en prenant plaisir à mettre l’autre main sur sa panse fraîche. En levant la cruche, le buveur lève en même temps son visage et l’éloigne du bec pour regarder le ciel. Car à moins d’être très adroit, il est plus prudent de regarder le filet d’eau. L’eau gicle directement dans la bouche du buveur qui, s’il est exercé, boit d’un trait continu et sans en perdre une seule goutte. Le jet d’eau est direct et on entend le bruit de l’eau qui dévale dans la gorge. C’est ce que l’Espagne appelle « beber a cañete » ou « boire à la régalade ». Ensuite il baisse la tête et la cruche de concert, et il passe le dos de sa main sur la bouche, moins pour la sécher que pour conclure le rite, comme le torero clôt une passe. Le buveur a étanché sa soif d’un seul coup, sans avoir eu besoin d’un récipient intermédiaire. La gargoulette est posée au sol, à hauteur d’homme. Auparavant, au moment d’aller chercher l’eau, elle a voyagé sur sa tête et dominait le personnage. Comme un coq qui lève le bec pour chanter, l’homme bascule la tête en arrière pour boire, pour prier et pour voir venir l’eau du ciel.
Sans nul doute, la gargoulette est à ce titre une référence et un objet emblématique de l’Espagne. Il n’est pas étonnant qu’on lui dédie des fêtes populaires dans différentes régions. Une ligne ferroviaire menant à Cadiz s’appelle même le train des gargoulettes. L’histoire veut que les habitants des localités alentour trouvaient l’eau de la ville exécrable et préféraient emmener la leur dans les fameux botijos. Cet objet est même devenu un monument à Dueñas, dans la province de Valladolid, et les supporters d’une équipe de football, comme ceux de Malaga, aiment à le brandir.
La gargoulette a une forme et des attributs humains sexués. La bouche, par laquelle on la remplit, et le bec, le piton, par laquelle elle se vide. Elle a une anse comme un bras permettant de la tenir fermement et un ventre pour contenir l’eau. L’eau y est toujours plus fraîche qu’à l’extérieur. Passant par les pores de l’argile non vernissée, l’eau humidifie la surface extérieure du pot. Pour s’évaporer, elle utilise de l’énergie, évacue ainsi la chaleur et rafraîchit l’intérieur du vase. On dit que la gargoulette transpire (…) »
José Juan Ojeda Quintana,
ingénieur, spécialiste en économie de l’eau, et collectionneur de récipients à eau
Extrait de « la gargoulette espagnole, une manière bien particulière de boire », dans « l’eau à la bouche »,
Fondation Alimentarium, Vevey, 2005, pp.250-256.