C’est une comparaison que l’on entend de plus en plus fréquemment : il en irait des ressources en eau comme des réserves de pétrole. Les consommations d’or bleu comme celles de l’or noir, dit-on, ont atteint leur limite extrême. La pénurie pointerait à l’horizon pour l’un et pour l’autre.
La théorie qui veut que la production de pétrole diminuera dès lors qu’on aura épuisé la moitié de ses stocks est en train de se vérifier. Elle a déjà fait sentir ses effets l’an passé lorsque le prix du baril a grimpé à 140 dollars. Mais qu’en est-il de l’eau ? Est-il bien raisonnable d’imaginer que l’idée d’un ‘pic maximal’ du pétrole puisse s’appliquer aux systèmes hydrologiques et à la gestion de cette ressource essentielle à la vie ? Serait-ce vraiment pertinent ?
Peter Gleick (1) s’arrête longuement sur cette question dans son rapport ‘World’s Water’. Non sans rappeler d’abord que dans une douzaine d’années les prélèvements en eau sur la planète pourraient croître de 17% uniquement pour garantir une production alimentaire à la mesure de la croissance démographique. Sans même parler des autres usages. Dans vingt ans, deux personnes sur trois pourraient vivre dans des conditions de stress hydrique (2).
Vu l’abondance de l’eau sur la planète (3), sans aucun rapport avec les prélèvements qu’on y fait, la question de savoir si l’on manquera d’eau paraît théoriquement ridicule. Par contre on doit se demander s’il existe des limites pratiques à son accessibilité et à ses utilisations. A quoi s’ajoute le fait que nombre d’usages de l’eau la polluent à tel point qu’elle n’est plus ‘disponible’ à moins d’être ‘traitée’, avec les coûts que cela implique.
Peter Gleick pose quelques utiles repères, le premier reposant sur la comparaison entre ressources renouvelables et non renouvelables. Les premières se définissent par des débits ; elles sont théoriquement inépuisables dans une période donnée : les prélèvements dans un cours d’eau n’ont pas d’effet sur la quantité d’eau disponible l’année suivante au même endroit. Les secondes, comme le pétrole, sont extraites de stocks naturels par définition limités.
L’eau est ainsi la seule et unique ressource qui présente à la fois les caractéristiques des flux (cours d’eau) et des réservoirs (nappes souterraines). Les eaux de surface sont en principe renouvelables à court terme, mais les changements climatiques (4) nous montrent que ce paramètre peut évoluer rapidement. En même temps, il y a grand risque d’épuiser les aquifères si l’on y prélève de l’eau à un rythme plus rapide que celui où ils se rechargent.
Autre point de comparaison : ne pas confondre prélèvements et consommation. Alors que le pétrole est quasiment toujours consommé, et donc détruit, l’eau n’est pas perdue pour d’autres usages. À long terme, elle est littéralement ‘recyclée’, c’est-à-dire réintroduite dans le cycle hydrologique. On peut prélever de l’eau sans la consommer, par exemple pour produire de l’énergie hydroélectrique, et la rendre aussitôt à son milieu naturel. À strictement parler, il y a consommation à partir du moment où l’eau prélevée ne peut pas servir immédiatement à d’autres usages. Ce qui se vérifie au quotidien dans la vie personnelle et domestique comme dans les activités agricoles et industrielles.
Une troisième interrogation porte sur le fait qu’une ressource soit transportable ou non. Si l’on exporte du pétrole partout dans le monde, c’est parce que sa valeur économique dépasse le coût de son transport. Ce qui n’est pas le cas de l’eau : sa répartition est extrêmement inégale, des prélèvements massifs impliquent d’énormes contraintes économiques et physiques, l’approvisionnement à grands volumes sur de longues distances revient extrêmement cher. Et lorsque les ressources renouvelables en eau ne suffisent plus aux besoins d’une région, les solutions ne sont pas nombreuses : économiser l’eau, recourir à des technologies d’approvisionnement fort coûteuses, puiser dans des nappes fossiles jusqu’à les tarir ou … migrer là où l’eau est disponible. On l’aura compris : c’est au plan régional et local que s’exercent les contraintes sur l’eau et qu’il faut les résoudre.
Un dernier constat porte sur les produits de substitution. Là encore, pas de comparaison possible avec le pétrole puisque l’eau douce est absolument et définitivement irremplaçable. La baisse de production du pétrole et l’augmentation de son prix sont autant d’incitations à développer des énergies alternatives et renouvelables. S’agissant de l’eau, on peut certes améliorer sa gestion, freiner son gaspillage et augmenter sa productivité grâce à de nouvelles technologies ; on peut aussi dans certains cas renoncer tout à fait à l’eau (entre autres pour l’évacuation des déchets humains). Mais elle reste la seule ressource capable de répondre à certains besoins essentiels et vitaux. On peut se passer d’un produit lorsque le coût d’un autre, à performances égales, devient compétitif. L’eau, elle, n’a pas d’autre concurrent qu’elle-même. La seule limite (pour l’eau de dessalement par exemple) est le prix - économique, social, environnemental - que l’on est prêt à payer pour se la procurer.
Au terme de ses réflexions, Peter Gleick avance la notion de ’pic écologique’ de l’eau. Il faut bien se rendre compte, en effet, que l’eau ne sert pas seulement à satisfaire des besoins humains, mais qu’elle est aussi un principe vital pour toute la nature. Si les usages humains de l’eau augmentent, les écosystèmes en recevront moins et ne pourront plus jouer leur rôle absolument essentiel dans le cycle hydrologique. Et il arrive un moment où les prélèvements sont tels qu’ils causent davantage de dégâts environnementaux, parfois irréversibles (5), qu’ils ne génèrent de bénéfices économiques. Le ’pic écologique’ se situerait donc là où s’équilibrent les usages humains de l’eau et sa capacité de service naturel.
Pour Peter Gleick, il paraît évident que la comparaison avec le ‘pic de production’ du pétrole signifie aussi la fin de l’eau bon marché et d’accès facile. Le temps est venu de changer de paradigme et d’utiliser l’eau d’une façon plus intelligente, c’est-à-dire de mieux gérer les besoins des usagers et cesser de croire qu’il suffit de multiplier les forages et les barrages. Prendre conscience des vraies valeurs de l’eau mène forcément à des choix différents de ceux que l’on a toujours considérés comme allant de soi.
De tout cela, on peut déduire aussi qu’il vaudrait mieux bannir ‘l’or bleu’ de son vocabulaire. L’image renvoie certes à un bien extrêmement précieux. Mais par sa référence implicite à l’or noir, elle induit trop d’ambigüités et d’idées fausses. Laissons donc cette formule à ceux qui font de l’eau une marchandise et un moyen de profits. Comme l’or noir aux rois du pétrole. Et l’or blanc aux "maquereaux des cimes blanches", comme disait Chappaz.
Bernard Weissbrodt