Depuis que les hommes se font la guerre, l’eau a souvent servi d’arme ou de cible pour assécher ou inonder les terres de l’ennemi, pour affamer les populations et les menacer des pires dangers. Les conflits d’aujourd’hui – voyez le Moyen-Orient, l’Afrique ou l’Europe de l’Est - n’échappent pas à ces formes machiavéliques de violation des droits humains.
C’est une pratique guerrière qui remonte à la nuit des temps, au moins jusqu’à Nabuchodonosor II, roi de Babylone au 6e s. av. J.-C., dont les historiens disent que pour abréger l’interminable siège de la ville phénicienne de Tyr il aurait détruit une partie du grand aqueduc qui l’approvisionnait en eau.
La référence à Machiavel n’est pas anecdotique. En 1504, le célèbre politologue florentin avait fait entreprendre de gigantesques travaux pour détourner les eaux de l’Arno de la ville rivale de Pise et la priver ainsi de son accès fluvial à la Méditerranée. Même si ce plan s’est rapidement soldé par un cuisant échec, l’histoire a retenu que Léonard de Vinci y avait techniquement participé, lui qui bien au-delà de l’objectif militaire avoué rêvait, esquisses à l’appui, de faire de Florence un port de mer.
Au 20e siècle et aux quatre coins du monde - de la guerre sino-japonaise et de la 2e guerre mondiale à celles du Vietnam, de l’Afghanistan, du Moyen-Orient ou de l’ex-Yougoslavie - la liste des situations où les protagonistes se sont servis de l’eau pour frapper l’adversaire et le faire plier n’a cessé de s’allonger.
Plus récemment, diverses sources d’information sur des conflits en cours ont rapporté, entre autres, que des insurgés irakiens avaient fermé les vannes d’un barrage sur l’Euphrate de manière à inonder les terres situées en amont et freiner la progression des forces gouvernementales, que l’approvisionnement en eau de la ville de Kidal dans le nord-est du Mali avait été interrompu suite aux dommages causés aux générateurs actionnant des pompes à eau, que l’Ukraine avait fermé les écluses du canal reliant le Dniepr à la Crimée du Nord et couvrant la majeure partie des besoins en eau douce de la péninsule, ou encore que dans le bassin syrien de l’Oronte, des sources, des puits et des réseaux d’eau ont de toute évidence été délibérément pris pour cible de manière à perturber l’approvisionnement en eau potable et en eau d’irrigation (1).
Ces actes contreviennent tous, d’une manière ou d’une autre, à l’un des principes fondamentaux du droit humanitaire international qui "interdit d’attaquer, de détruire, d’enlever ou de mettre hors d’usage des biens indispensables à la survie de la population civile" (voir ci-contre). Il y a vingt ans, à Montreux, constatant que dans les conflits armés le manque d’eau potable tue souvent autant de personnes que les balles et les bombes, un symposium international sur "L’eau et les conflits armés" avait appelé à une protection juridique absolue des réserves d’eau (2). Appel resté lettre morte, de toute évidence.
Il existe de multiples façons de bafouer le droit à l’eau des populations civiles en temps de guerre : en leur refusant l’accès aux points d’eau où elles ont coutume de s’approvisionner ; en sabotant les installations de pompage, de traitement et de distribution d’eau ; en empêchant les techniciens des services de l’eau ou les secouristes d’assurer le fonctionnement, l’entretien ou la réparation de ces installations ; en détruisant les digues et les canaux d’irrigation ; en bombardant les usines électriques et en privant d’énergie les appareillages nécessaires à la distribution de l’eau destinée aux usages domestiques, agricoles ou industriels ; en contaminant les puits et les réservoirs pour rendre leur eaux insalubres ; en obstruant les canalisations d’évacuation des eaux usées, etc.
Les conséquences pour les populations civiles ne sont hélas pas très difficiles à imaginer : déshydratation et malnutrition ; manque d’hygiène entraînant des épidémies de maladies liées à la consommation d’eau insalubre tel le choléra et qui peuvent rapidement entraîner la mort, en particulier chez les enfants, les malades et les personnes âgées ; exodes à risques vers des contrées lointaines parfois hors des frontières et sans garantie d’y trouver de l’eau en qualité et quantité suffisantes, et bien d’autres souffrances encore, invisibles, indicibles.
Longtemps, le droit international humanitaire n’a surtout protégé que les soldats malades, blessés, naufragés ou faits prisonniers, ainsi que les personnes qui leur portaient secours. Ce n’est qu’en 1949, avec l’adoption des Conventions de Genève, qu’a été affirmée la nécessité de veiller à la sécurité des personnes ne participant pas aux combats et reconnu le droit des populations civiles à bénéficier de protection en temps de guerre et à être "traitées, en tout temps, avec humanité" (4e Convention, art.27).
En ce qui concerne la protection de l’eau potable, la plupart des juristes estiment qu’elle doit être interprétée à la lumière des principes généraux des droits humains et du droit humanitaire en particulier, ou encore du droit des cours d’eau internationaux. Mais les ressources naturelles en eau, vues prioritairement sous l’angle de la possibilité qu’ont les populations d’y accéder en toute sécurité, devraient être également considérées comme un bien environnemental à caractère civil et à ce titre, même si elle n’y sont pas explicitement mentionnées, bénéficier des dispositions de la Convention de 1976 sur l’interdiction d’utiliser des techniques de modification de l’environnement à des fins militaires ou toutes autres fins hostiles (voir ci-contre).
Mais, note Mara Tignino dans son étude sur "L’eau et la guerre", le droit international, dans ce domaine, accuse des faiblesses : "Par exemple, l’eau est peu protégée contre les atteintes à l’environnement en temps de conflit armé. En outre, lorsque la protection de l’eau est vue au travers des installations connexes comme des centrales électriques qui peuvent être essentielles pour la fourniture de l’eau potable, le besoin de consolider mais aussi d’élargir les acquis du droit international humanitaire apparaît avec clarté". (3)
En attendant, dans ce domaine, d’hypothétiques améliorations juridiques non seulement en temps de guerre mais aussi dans la prévention des conflits comme dans les périodes de reconstruction de la paix, la seule réponse possible consiste pour l’instant à faire respecter les règles existantes et à sanctionner ceux qui les transgressent. Faute de quoi, c’est à des organisations humanitaires telles le HCR (l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés) et le Comité International de la Croix-Rouge (4) qu’il reviendra encore et toujours, et parfois dans les pires conditions, de faire en sorte que les victimes des conflits continuent d’avoir accès à cette eau qui pour elles se résume tout simplement en une question de vie ou de mort.
Bernard Weissbrodt
Notes
(1) Voir l’article aqueduc.info "En Syrie, le retour de la paix passe aussi par la réhabilitation des infrastructures hydrauliques", 23 mai 2014
(2) CICR, Symposium international sur "L’eau et les conflits armés", communiqué du 24 novembre 1994.
(3) Mara Tignino, "L’eau et la guerre – Éléments pour un régime juridique", Collection de l’Académie de droit international humanitaire et de droits humains à Genève, 2011 (pp.193-194)
(4) Voir la publication "L’eau et la guerre : la réponse du CICR"
P.S.
16 juin 2014 : 4 millions d’Ukrainiens sous la menace d’une grave pénurie d’eau Lire >
17 juin 2014 : Selon le journal Le Monde, les forces rebelles djihadistes se dirigeant vers Bagdad se sont emparées dès le 12 juin de plusieurs grands ouvrages sur le Tigre – barrages hydroélectriques et vastes réservoirs – et ont désormais la main sur des centaines de milliards de mètres cubes d’eau.