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15 juin 2010.

Afrique du Sud, histoires d’eau

ÉDITO JUIN 2010 Par delà les rituels sportifs, une Coupe du (...)

ÉDITO JUIN 2010

Par delà les rituels sportifs, une Coupe du monde de football ou des Jeux Olympiques, rendez-vous planétaires s’il en est, offrent autant d’opportunités de porter un autre regard sur les réalités souvent mal connues de leurs hôtes. L’Afrique du Sud ne fait pas exception. D’où ce bref rappel, sans nul autre prétexte, de quelques données et problématiques liées dans ce pays aux conditions d’accès de ses habitants à l’eau potable.

Quand, il y a seize ans, le vote des Sud-Africains porta Mandela au pouvoir et mit fin au régime d’apartheid, l’un des grands espoirs des populations noires reposait sur la fin des inégalités et sur la possibilité d’accéder enfin à un certain nombre de services publics dont ils avaient été trop longtemps tenus à l’écart. À commencer par l’approvisionnement en eau potable qui, jusque-là, constituait l’un des symboles de la discrimination raciale. Au début des années 1990, plus d’un quart des 40 millions d’habitants étaient privés de tout accès décent à des réseaux d’eau.

La nouvelle Constitution sud-africaine, adoptée en 1996, inscrira en toutes lettres que "chacun a le droit d’avoir accès à de l’eau en quantité suffisante" (l’Afrique du Sud est d’ailleurs l’un des rares pays au monde à avoir inscrit ce droit dans sa charte fondamentale). L’année suivante, cette disposition constitutionnelle se traduira dans la législation par un droit d’accès "aux services de base d’approvisionnement d’eau et d’assainissement".

Dans une étude publiée en 2006, David Blanchon, de l’Université de Bordeaux (*) résume l’esprit de cette loi qui tient en un slogan et trois principes : "un peu, pour tous, pour toujours" (some, for all, for ever). Un peu : les Sud-Africains doivent se faire à l’idée que les ressources nationales en eau sont relativement faibles et que cela les oblige à une gestion raisonnable et économe. Pour tous : l’État a l’obligation de veiller prioritairement à ce que toute la population puisse bénéficier d’une quantité d’eau suffisante à sa subsistance. Pour toujours : les exigences d’un développement durable appellent une protection accrue des hydrosystèmes qui doivent bénéficier de débits minimaux prioritaires sur tous les autres usages.

Ces trois règles annonçaient en quelque sorte la fin des privilèges en matière de prélèvement et de consommation d’eau, dans les centres urbains comme dans les territoires agricoles. La gestion de la demande doit primer sur la gestion de l’offre.

L’année 2001 figure en bonne place dans l’histoire de la politique sud-africaine de l’eau. Pretoria décide alors de la gratuité de l’eau pour couvrir les besoins élémentaires (free basic water) : 6’000 litres par mois - équivalant à la consommation de base d’une famille de huit personnes à raison de 25 litres par personne et par jour - doivent désormais être fournis gratuitement par les services municipaux.

Une chose cependant est de publier des lois et des règlements, une autre est de les traduire dans les faits. Certes, si l’on en croit les statistiques, les conditions d’accès à l’eau des populations noires se sont améliorées au fil des ans. Les rapports des organisations internationales annoncent désormais un taux moyen de 88 % pour l’accès à des points d’eau aménagés, ce qui laisse encore 4 à 5 millions de personnes privées de leur droit fondamental à une eau "en quantité suffisante". On est loin des promesses et des ambitions du départ. À cela plusieurs raisons.

La première est à chercher dans la décentralisation politique. Selon la nouvelle Constitution sud-africaine, les services de distribution d’eau et d’assainissement relèvent de la compétence des gouvernements locaux. Mais le gouvernement central ayant opté pour une réduction de sa participation financière au fonctionnement des collectivités locales, et celles-ci ayant en outre interdiction de présenter des budgets déficitaires, il ne leur restait qu’à ouvrir la porte à la marchandisation des services de l’eau.

Sous la pression de la Banque mondiale et d’un secteur privé évidemment très intéressé, les autorités sud-africaines ont conclu que pour promouvoir un usage efficace de l’eau, il n’y avait pas d’autre solution que de "faire payer les usagers pour la totalité des coûts financiers de l’accès à l’eau, y compris les infrastructures, et les activités de développement et de captage" (Livre Blanc sur une Politique Nationale de l’Eau pour l’Afrique du Sud, 1997).

Dès lors, le système de gratuité des 25 premiers litres d’eau par personne connaîtra des effets pervers, d’autant que cette quantité "de base" est avérée largement insuffisante pour garantir une vie digne. Au-delà de ce service minimum, les prix de l’eau vont être nettement revus à la hausse à un point tel que de nombreuses familles, ne pouvant pas payer l’appoint nécessaire, retrouveront leurs anciennes habitudes d’approvisionnement en eaux insalubres, avec les conséquences sanitaires faciles à imaginer.

Et pour mieux contrôler la distribution, Johannesburg imaginera des compteurs d’eau à prépaiement qui se ferment automatiquement dès que le quota mensuel gratuit est atteint, sauf si l’on achète préalablement des crédits supplémentaires.

Jackie Dugard, Directeur de recherches dans une université de Johannesburg (**), constate, dans une étude sur le droit à l’eau et la résistance en Afrique du Sud, que cette "disjonction" entre les principes du cadre légal du droit et la commercialisation des services de l’eau a fait que de plus en plus de familles pauvres ont connu de plus en plus de coupures d’approvisionnement, ce qui explique pourquoi des communautés locales se sont alors organisées pour défendre des politiques de l’eau équitables.

L’un des quartiers de Soweto, Phiri, vécut ainsi sa guerre des compteurs de l’eau, symbolisant du même coup les difficiles transitions économiques et sociales du pays. En mars 2004, une cinquantaine de manifestants membres d’un Forum anti-privatisation furent arrêtés sous prétexte qu’ils violaient une loi sur les rassemblements, laquelle, soit dit en passant, datait de l’époque de l’apartheid ! Deux d’entre eux furent condamnés à de fortes amendes. Quelques mois plus tard, la bataille s’éteignit, faute de résistants. Et la population de Phiri, bon gré mal gré, accepta les compteurs.

Cette péripétie, note encore Jackie Dugard, marquera un tournant dans les luttes sud-africaines autour de l’eau : "elle n’a pas seulement servi à attirer l’attention (critique) des Sud-Africains et de l’opinion internationale sur les conséquences pratiques des politiques néolibérales du gouvernement de l’ANC, elle a aussi ouvert la voie au contrôle des engagements des politiques et de la législation de l’Etat, et de la Constitution Sud Africaine, en matière de distribution d’eau".

Les adversaires de la privatisation de l’eau décidèrent en effet de déplacer leurs luttes sur le terrain du droit et des tribunaux. Dans un premier temps, ils obtinrent gain de cause auprès de la Cour Suprême de Johannesburg qui jugea que la quantité d’eau distribuée gratuitement était insuffisante et devait être portée à 50 litres par jour et par personne, mais aussi que les usagers avaient droit à des compteurs normaux. Mais ce jugement fut cassé en octobre 2009 par la Cour constitutionnelle sud-africaine. Les militants ont perdu là une deuxième bataille, ils vont devoir s’inventer de nouvelles stratégies.

J’ai souvenir d’un discours de Nelson Mandela, lors du Sommet sur le développement durable en 2002 à Johannesburg. Déjà retiré de sa fonction présidentielle, il se disait personnellement concerné par la crise de l’eau, un droit humain fondamental qui, selon lui, doit figurer "dans les priorités de l’agenda politique et social" et devenir "l’un des secteurs-clés de la coopération au développement".

Ce qui s’est ensuite passé dans son pays démontre, si besoin était, non seulement la difficulté de conjuguer le droit et la pratique, mais aussi, comme a pu le dire un expert sud-africain, que "l’eau coule habituellement vers l’argent". Et qu’aujourd’hui, un peu partout dans le monde, c’est un vrai défi que de vouloir en modifier le cours.

Bernard Weissbrodt


Notes

(*) David Blanchon, "La politique de l’eau en Afrique du Sud : le difficile équilibre entre développement durable et valorisation optimale de la ressource", dans la revue "Développement durable et territoires", dossier n°6, 2006
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(**) Jackie Dugard, Directeur de recherches, University of the Witwatersrand, Johannesburg, "Droit à l’eau et résistance en Afrique du Sud : la lutte contre les compteurs d’eau prépayés à Soweto", revue "Contretemps", 2009
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Mots-clés

Glossaire

  • Interconnexion

    Pour assurer la continuité de l’approvisionnement de la population en eau potable de la meilleure qualité possible et en quantité suffisante, un distributeur doit disposer d’une ou plusieurs interconnexions de secours avec un ou plusieurs réseaux de distributeurs voisins. C’est l’une des solutions qui permet de garantir en permanence la sécurité d’une exploitation en cas d’accident ou en période de crise.

Mot d’eau

  • Jamais la même eau

    « Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau. L’écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissout, tantôt se reforme, et il n’est d’exemple que longtemps elle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde. » (Kamo no Chōmei, poète japonais, 1155-1216, "Hōjōki")


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