Dans le domaine de l’eau, 2015 sert de date-butoir en même temps au premier paquet d’objectifs de développement durable fixé au tournant du siècle, aux ambitions de la décennie internationale d’action "L’eau, source de vie" et aux réglementations européennes visant à restaurer le bon état des ressources en eau. On est bien loin des résultats escomptés.
En septembre 2000 à New York, à l’occasion du Sommet du Millénaire qui reste encore le plus grand rendez-vous historique de chefs d’État et de gouvernement jamais organisé, 189 pays manifestement adeptes de la méthode Coué s’étaient engagés, dans l’euphorie générale, à éradiquer, au moins partiellement, l’extrême pauvreté et la faim. Si l’on va dans le détail des huit Objectifs du Millénaire pour le développement (1), on se souviendra que l’un d’eux visait à réduire de moitié, avant 2015, la proportion de population n’ayant pas accès de façon régulière à un approvisionnement en eau de boisson salubre et à des services élémentaires d’assainissement de base.
Quinze ans plus tard, à l’heure des bilans, les statistiques officielles (sont-elles vraiment fiables dans les pays les plus concernés ?) montrent qu’une partie de cet objectif – l’accès à des sources d’eau améliorées, c’est-à-dire protégées contre les contaminations extérieures - aurait été atteinte cinq ans avant l’échéance des engagements. Mais, faute de chiffres fiables sur la qualité de la ressource, certains experts sont plutôt d’avis qu’un tiers au moins de l’humanité n’a pas accès à une eau potable digne de ce nom (2). Quoi qu’il en soit, à lire les rapports onusiens, 750 millions de personnes sont de fait toujours privées d’un accès durable à l’eau. En matière d’assainissement, le constat se révèle encore plus dramatique : le nombre de celles et ceux qui n’ont pas d’accès à un minimum d’installations d’hygiène même les plus rudimentaires dépasse le milliard.
"Catalogue de vœux pieux"
Certes on note ici et là des avancées parfois spectaculaires, mais l’aggravation de nombreux conflits meurtriers, d’exodes massifs, de crises sanitaires et autres désastres humanitaires (sans même parler des marasmes économiques) jette cruellement le doute sur la pertinence des bilans optimistes quant à la réalisation effective des Objectifs du Millénaire pour le développement. Et pour cause, écrivait en décembre dernier Gilbert Rist, ancien professeur à l’Institut universitaire de hautes études internationales et du développement de Genève (3) : "ils promettent le bonheur pour tous, grâce à une sorte d’Etat providence mondialisé alors que les mesures d’austérité contraignent tous les Etats à privatiser les biens publics et à couper dans les budgets sociaux. Il ne s’agit donc que d’un trompe-l’œil, d’un amalgame de bonnes intentions, sans doute respectables mais totalement irréalistes".
Pas de quoi décourager les stratèges de l’ONU : l’année 2015 n’était en fait qu’une première étape, l’ouvrage sera remis sur le métier et en septembre prochain, à New York, un nouveau sommet spécial pour le développement durable dira comment s’y prendre pour permettre à chacun, selon les termes de son Secrétaire général, "de vivre dans la dignité d’ici 15 ans".
Un document sur "Un objectif mondial pour l’eau, post-2015" a d’ores et déjà été élaboré pour servir de cadre stratégique aux futures décisions (4). Il y est question de garantir l’accès universel à de l’eau potable sûre, à l’assainissement et à l’hygiène, d’améliorer l’usage et le développement durable des ressources en eau, de promouvoir une gouvernance de l’eau équitable, participative et responsable, de réduire la pollution due aux eaux usées et d’améliorer la qualité de l’eau, et de réduire les maladies liées à l’eau. Sans quoi l’ambition d’éradiquer la pauvreté extrême serait tout simplement illusoire.
Terne décennie
2015 marque aussi le terme d’une décennie placée sous le slogan "L’eau, source de vie" et qui, depuis 2005, avait pour but d’encourager les efforts pour assurer le respect des engagements internationaux pris dans le domaine de l’eau. Faut-il rappeler qu’une première décennie de l’eau, décrétée par l’ONU en 1980, avait déjà échoué dans son ambition de fournir à tout le monde et avant 1990 de l’eau potable saine et des systèmes d’assainissement adéquats. Faute de résultats probants, on s’était alors rabattu sur une formule, en forme de constat d’impuissance, prônant "un peu d’eau pour tous plutôt que beaucoup pour quelques-uns".
On peut légitimement s’interroger sur le bien-fondé de ces décennies qui, faisant doublon avec de nombreuses autres initiatives dans le même domaine, restent sans grand écho médiatique et n’ont donc pratiquement aucun impact sur les opinions publiques. À mi-parcours, le Secrétaire général de l’ONU (5) invitait les gouvernements à faire preuve d’une plus forte volonté politique, à stimuler les compétences, renforcer les structures et rassembler les énergies disponibles. Mais chacun sait pertinemment que dans nombre de pays les pouvoirs publics, déjà confrontés à une multitude de défis en tous genres, mettent rarement les ressources en eau au centre de leurs priorités.
Cette décennie entendait par ailleurs mettre un "accent spécial" sur la participation des femmes aux efforts de développement dans le domaine de l’eau, mais il faut se rendre à l’évidence : non seulement les femmes et les filles continuent majoritairement de par le monde à consacrer le meilleur de leur temps à approvisionner leurs familles en eau, se privant ainsi d’activités éducatives, de moyens de promotion personnelle et d’occupations économiquement profitables, mais demeurent la plupart du temps exclues des processus de décision. Qui un jour leur rendra donc leurs droits ?
L’Union européenne jouera les prolongations
Avec l’objectif 2015 du bon état de toutes les masses d’eau tel que l’a défini la directive-cadre sur l’eau (DCE) de l’Union européenne, on quitte le champ des bonnes intentions onusiennes et des promesses qui n’engagent que ceux qui les font pour celui des normes communautaires et des réglementations juridiquement contraignantes.
Pour mémoire, cette directive-cadre (6) édictée en octobre 2000 oblige les États membres de l’UE à protéger et rétablir leurs écosystèmes aquatiques et à promouvoir une utilisation durable de leurs ressources en eau. Pour cela, elle a d’une part défini des principes de gestion fondés sur les limites géographiques naturelles des bassins hydrographiques et d’autre part fixé un calendrier précis dans lequel 2015 sert de première référence : toutes les eaux européennes doivent cette année-ci avoir atteint un "bon état" (c’est-à-dire un peu moins bon que celui où les impacts d’activités humaines seraient quasi nuls) afin de protéger la santé, l’approvisionnement en eau, les écosystèmes naturels et la biodiversité.
S’agissant des eaux de surface, il s’agit de garantir non seulement une bonne qualité chimique de la ressource (des normes ont été établies concernant une bonne cinquantaine de substances indésirables), mais aussi son "bon état écologique", c’est-à-dire une situation dans laquelle sont pris en compte divers indicateurs et paramètres tels que la biodiversité végétale et animale, l’évolution de la température, ou les conditions d’écoulement des cours d’eau. Dans le domaine des eaux souterraines, l’objectif de la DCE vise un bon état à la fois chimique et quantitatif, ce qui implique une surveillance appropriée des volumes d’eau dans les aquifères.
Cet objectif du bon état des eaux sera-t-il atteint cette année ? La réponse est clairement négative. Dans son 3e rapport de mise en œuvre de la DCE (7), la Commission européenne a elle-même reconnu que dans le meilleur des cas 53 % seulement des masses d’eau de surface pourraient être officiellement reconnues comme étant "en bon état". Plusieurs explications sont avancées : surveillances insuffisantes, captages excessifs, pollutions agricoles et industrielles, déficits d’écoulements naturels, etc. Par ailleurs, un quart des eaux souterraines présentent un mauvais état chimique en raison d’activités humaines, un chiffre sans doute nettement inférieur à la réalité puisqu’en l’absence de données disponibles on ignore à peu près tout de la qualité de quelque 40 % (!) des aquifères européens.
Réaliste, la Commission européenne a donc dû prendre acte que la mise en œuvre de la DCE prendra (beaucoup) plus de temps que prévu : elle a d’ores et déjà donné aux États membres la possibilité de se prévaloir d’une dérogation et accepté de prolonger ce délai jusqu’en 2027, voire au-delà.
Bernard Weissbrodt
Notes
(1) "Éliminer la pauvreté, c’est possible", site des Nations Unies sur les Objectifs du Millénaire pour le développement : un.org/millenniumgoals
(2) Selon les extrapolations faites par Gérard Payen, conseiller du Secrétaire général de l’ONU pour les questions liées à l’eau, "ce sont deux milliards de personnes qui n’ont pas d’autre choix que de boire de l’eau que l’on peut qualifier de dangereuse, soit en raison de ses conditions d’utilisation, soit parce qu’elle est reconnue comme insalubre" (G.Payen, De l’eau pour tous, 2013, pp. 85-86)
(3) Gilbert Rist, "Les Objectifs du développement durable, un catalogue de vœux pieux", dans le journal "Le Temps", 16 décembre 2014
(4) "Un objectif mondial pour l’eau, post-2015 - Synthèse des résultats clés et recommandations de l’ONU-Eau" : document disponible sous forme de résumé sur le site unwater.org
(5) Examen approfondi à mi-parcours de la mise en œuvre de la Décennie internationale d’action sur le thème "L’eau, source de vie" (2005-2015). Rapport du Secrétaire général, 16 août 2010.
(6) Directive 2000/60/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2000 établissant un cadre pour une politique communautaire dans le domaine de l’eau. Le texte officiel est disponible sur le site EUR-Lex. Voir aussi une présentation simplifiée disponible sur le site de la Commission européenne
(7) Rapport de la Commission au Parlement européen et au Conseil sur la mise en œuvre de la directive-cadre sur l’eau (novembre 2012) disponible sur le site eaufrance.fr