aqueduc.info : Les guides de voyage auxquels vous faites référence sur une période qui va de 1780 à 1914 font à la fois de la vulgarisation scientifique, parsèment leurs informations de références littéraires, fournissent des indications pratiques aux voyageurs et livrent parfois des appréciations subjectives. À l’époque de leur publication, ces guides étaient-ils vraiment fiables ?
Ariane Devanthéry : “Ils étaient aussi fiables qu’ils pouvaient l’être. Ils ne transmettaient bien sûr que le savoir scientifique de leur temps. On y trouve quatre types d’informations : celles qui apportent une connaissance scientifique, historique, littéraire ou autre ; celles qui renseignent sur les modes esthétiques du genre : "il faut absolument aller voir les glaciers" ; celles qui contiennent des indications éminemment pratiques et indispensables au voyageur : elles constituent l’essentiel des guides de voyage et sont bien plus compliquées à rassembler qu’on ne l’imagine ; enfin, des témoignages : à l’origine d’un guide, il y a forcément un auteur qui a fait lui-même le voyage et dont la sensibilité peut se retrouver à des degrés divers dans ses ouvrages.
Ces informations testimoniales, importantes au début du 19e siècle, vont au fil du temps être peu à peu gommées par leurs auteurs, tant et si bien qu’en 1900 la plupart des guides ont été vidés de ces opinions personnelles. Mais plus tard, dans les années 1970, on voit apparaître une nouvelle génération d’ouvrages qui, comme Le Routard, revendiquent la subjectivité. Et aujourd’hui, dans les librairies spécialisées, on trouve toute une gamme de guides, des plus neutres aux plus subjectifs.”
Quel est aujourd’hui l’intérêt scientifique de relire ces guides touristiques ? Que nous permettent-ils d’apprendre vraiment, qu’on ne sache déjà, sur les régions qu’ils se proposaient de faire découvrir aux voyageurs de l’époque ? N’y a-t-il pas le risque de verser dans l’anecdote et de réveiller les clichés ?
“Les guides de voyage sont des ouvrages très vite périmés et leurs informations pratiques doivent constamment être remises à jour. Mais si on les garde suffisamment longtemps, ils peuvent alors devenir très intéressants : ils ne nous donnent plus accès à une géographie mais à une histoire. Quand on les lit, on apprend comment on voyageait à l’époque, quels regards les voyageurs portaient sur les paysages qu’ils traversaient et quelles émotions ils en retiraient - avaient-ils peur de la montagne ? - et plus généralement quels étaient leurs centres d’intérêt.
Cela dit, le cliché est quelque chose de quasi inhérent aux guides de voyage qui proposent le plus souvent une vision assez superficielle et non pas une étude fouillée des espaces traversés. Les anecdotes, elles, sont là pour donner une touche sympathique aux informations. Il ne faut pas oublier qu’une bonne partie du contenu des guides de voyage sont des informations de seconde main. Leurs auteurs reprennent les recherches faites par d’autres et les réorganisent pour en faire un guide : la façon de présenter les informations compte presque plus que les informations elles-mêmes. Si un guide est une porte d’entrée dans un espace, il ne permet pas vraiment d’en avoir une connaissance approfondie.”
Dans votre communication au colloque "Mémoires du Rhône" et dans la relecture que vous proposez de la place que donnent au Rhône valaisan les guides de voyage du 19e siècle, vous vous arrêtez plus particulièrement sur trois lieux clairement identifiés : le glacier qui lui donne naissance, la profonde vallée qu’il traverse de part en part et qui délimite l’espace valaisan, et son embouchure dans le lac Léman. Que retenir de chacun de ces paysages tels qu’ils sont alors décrits ? Et que retenir de leur évolution telle qu’elle apparaît au fil des éditions successives de ces guides ?
- "Der Rhone Gletscher"
- (J. G. Ebel, Manuel du voyageur en Suisse, 1810)
“Le glacier du Rhône, durant tout le 19e siècle, est toujours l’objet d’un regard valorisé. Le voyageur romantique est en effet en quête de tout ce qui est lié à la montagne : il aime les glaciers, les cascades, les cavernes, les éboulis, les "noirs sapins", etc. Pendant toute la période du voyage romantique, la source du Rhône est ainsi au cœur de ses centres d’intérêt. Au début, jusqu’aux années 1830-1840, le voyageur est en extase devant l’éblouissement de la montagne, les glaciers sont magnifiques et d’une grande blancheur. Faire un voyage dans les Alpes est alors une expérience existentielle qu’il ne faut pas manquer.”
“Furca (montagne de la Fourche) […] est remarquable par le superbe glacier dans lequel le Rhône prend sa source. […] C’est à mon avis un des plus beaux glaciers qu’il y ait dans toute la chaîne des Alpes. […] Non loin de ce glacier, on montre au pied de la montagne de Sass trois petites fontaines qu’on prétend être les véritables sources du Rhône. Elles sont situées à 5400 p. au-dessus de la mer. La plus grande sort de terre entre deux collines et à côté de quelques cabanes; elle indique 14 degrés et ½ au thermomètre de Réaumur; elle coule tout l’hiver, et maintient autour d’elle une verdure éternelle. Selon M. de Saussure, l’eau de cette source contient un peu de soufre et de sulfate de soude. Ces trois ruisseaux, dans lesquels on voit du Conferva rivularis, se réunissent et se jettent ensemble dans le grand torrent du glacier.” (J. G. Ebel, Manuel du voyageur en Suisse, 1805, t. 2, p.401-402)
“Plus tard, avec la multiplication des textes et des récits de voyages, des images, gravures et autres lithographies, la montagne commence à être un peu mieux connue. Au point que peu à peu, à partir des années 1850, on assiste à une banalisation du paysage montagnard. A la fin du XIXe siècle, le phénomène tourne même à l’ironie – voyez les aventures de Tartarin de Tarascon dans les Alpes ou le voyage de Monsieur Perrichon ! – et, vers 1900, le regard se fait de plus en plus critique : les glaciers étincelants deviennent gris, ternes et sales, les Suisses sont rapaces et ne s’intéressent qu’à l’argent des touristes. L’émerveillement disparaît.”
“A Martigny, le Rhône fait un brusque coude, formant presque un angle droit. Durant de nombreux miles au-dessus de la ville, le fond de la vallée où il coule est un plat marécage, rendu désolé et malsain par les débordements du Rhône et de ses affluents qui, n’étant pas entraînés par une pente suffisante, stagnent et exhalent une malaria nuisible sous les rayons d’un soleil brûlant, et produisent des mouches qui ressemblent aux moustiques. Les voyageurs ne souffrent pas de malaria, mais les habitants de la vallée sont horriblement touchés par le goitre, le crétinisme et les fièvres. L’apparence de décrépitude, de difformité et de misère retient l’attention du voyageur à chaque pas.” (J. Murray, Handbook for travellers in Switzerland, 1886, p.192)
- "Vue du Valais prise du haut de la Forcla"
- (Richard, Nouvel Ebel, manuel du voyageur en Suisse, 1834)
“De la fin du 18e siècle à la seconde moitié du 19e, les voyageurs portent sur la vallée du Rhône un regard très négatif. Il faut dire qu’à cette époque, le fleuve divaguait tous les printemps lors de la fonte des neiges, les éboulements et les glissements de terrains étaient fréquents, et tout cela contribuait à créer un paysage marécageux, insalubre, propice à la multiplication des mouches et des moustiques. Pour les voyageurs, cela posait toutes sortes de problèmes. Esthétiques d’abord, car le paysage n’avait rien d’attrayant. Hygiéniques et sanitaires ensuite, car on craignait d’attraper des maladies. Les touristes ont d’ailleurs très vite associé ces marais aux problèmes de goitre et de crétinisme que l’on rencontrait en pays de montagne, en Valais notamment, et dont on sait aujourd’hui qu’ils étaient liés à des carences d’iode, qui affectaient la glande tyroïde. Problèmes pratiques enfin, car les routes bloquées et autres incidents dus aux événements naturels freinaient le voyage. Bref, le voyage dans la vallée s’annonçant pénible, les guides recommandaient de la traverser le plus vite possible et de préférence autrement qu’à pied …
La construction de la voie ferrée du Simplon remontant le Rhône jusqu’à Brigue commence à partir de 1860. Les travaux d’endiguement qui vont de pair, ainsi que l’assèchement progressif des marais vont provoquer un changement objectif dans la vallée et permettre aux voyageurs de la traverser plus rapidement et donc d’être moins longtemps confrontés à leurs peurs. Leur regard va peu à peu se transformer : vers la fin du 19e siècle marécages et moustiques, crétins et goitreux ont totalement disparu des guides de voyage. Ce n’est plus une thématique, la vallée a été remodelée par l’homme.”
“En sortant des Alpes du Valais, à l’extrémité desquelles il prend sa source, le Rhône, dit de Saussure, vient traverser cette large vallée qui sépare les Alpes du mont Jura. Il y trouve un grand bassin creusé par la nature entre les Alpes, le Jorat et le Jura; ses eaux remplissent ce bassin et forment ainsi le lac Léman […]. Là, le Rhône se repose et se dépouille du limon dont il était chargé; il sort ensuite brillant et pur de ce grand réservoir, et il vient avec ses eaux limpides et azurées traverser la ville de Genève.” (A. Joanne, Itinéraire descriptif et historique de la Suisse, 1841, p. 151)
- "Extrémité supérieure du lac de Genève"
- (Dessin de K.Girardet d’après M.Martens, dans A.Joanne, Itinéraire de la Suisse, 1865)
“La façon dont on a regardé le delta du Rhône en amont du Léman était au départ tout aussi négative que la perception qu’on avait du fleuve entre Sion et Martigny : l’endroit était peu pittoresque, insalubre et infesté de moustiques, et il fallait se hâter de le traverser. Mais à propos de l’embouchure du Rhône dans le lac, le guide Baedeker de 1921 utilise le joli terme de "Bataillière" pour décrire le spectacle de la difficile mêlée des eaux fluviales, tumultueuses et troubles parce que chargées de sédiments, avec les eaux calmes, bleues et apaisées du Léman. Cette formule a une grande charge symbolique. Les guides et les voyageurs romantiques – mais Rousseau et de Saussure l’avaient fait avant eux - ont abondamment chanté la beauté de ce lac et de son pouvoir purificateur sur un fleuve qui en ressort transparent du côté de Genève.”
Retour au 21e siècle : les touristes d’aujourd’hui (et leurs guides) s’intéressent-ils aux paysages rhodaniens ? Quel regard portent-ils sur le glacier du Rhône qui, depuis l’époque des premiers ouvrages touristiques, a reculé de manière spectaculaire ?
“Si par paysage rhodanien on entend la vallée du Rhône valaisan, il est alors certain que les guides de voyage actuels s’y intéressent. À feuilleter rapidement quelques-uns d’entre eux - Routard, Petit Futé ou Voir Hachette par exemple – c’est plutôt les vignes et les vergers d’abricotiers qui retiennent leur attention. Ils s’intéressent à la vallée et à ses paysages contrastés, aux offres de loisirs dans les stations de montagne, aux spécialités gastronomiques et au patrimoine culturel, mais pas réellement au fleuve. Il leur arrive certes de mentionner le Rhône, mais ils ne le thématisent pas. Quant au glacier du Rhône, il est quasi inexistant. Il a été remplacé par un autre glacier, celui d’Aletsch, le plus vaste de l’arc alpin et désormais classé au patrimoine mondial de l’Unesco.”
Propos recueillis
par Bernard Weissbrodt
(*) Ariane Devanthéry, historienne de la culture, est l’auteure d’une thèse qui paraîtra en 2014 aux Presses Universitaires de Paris Sorbonne sous le titre : Itinéraires. Guides de voyage et tourisme alpin au XIXe siècle. Les trois illustrations et les citations de l’article ci-dessus sont extraites de sa présentation personnelle au colloque "Mémoires du Rhône" 2013.