Cette année, la traditionnelle Journée mondiale de l’eau du 22 mars risque de passer totalement inaperçue, éclipsée par l’actualité sanitaire du moment. C’est que la pandémie du coronavirus figure aujourd’hui en tête de liste des inquiétudes de la planète et, de façon tout à fait compréhensible, relègue à l’arrière-plan toute autre préoccupation, même quand il s’agit d’un bien aussi vital que l’eau. De ce point de vue, on notera toutefois cette bonne nouvelle : jusqu’à preuve du contraire, le virus ne survit pas dans l’eau et il n’y a pas de risque que l’eau du robinet soit contaminée [1]. Le coronavirus semble avoir également effacé l’un des grands thèmes prioritaires de ces derniers mois : la bataille pour le climat. Or le sujet-clé retenu pour la Journée mondiale de l’eau 2020 porte précisément sur "l’eau et le changement climatique". Hélas, ses principaux messages, du moins dans l’immédiat, ne recevront sans doute que fort peu d’échos. Parlons-en tout de même.
On l’a déjà dit ici : le dérèglement climatique, c’est aussi le dérèglement du cycle de l’eau [2]. De celui-ci, il devient toujours plus difficile de prédire les rythmes saisonniers, d’anticiper les humeurs excessives entre sécheresses et inondations, de garantir que l’eau potable soit toujours de la meilleure qualité possible. Le monde scientifique est quant à lui catégorique : "la crise planétaire du changement climatique est inextricablement liée à l’eau, le changement climatique accroît la variabilité du cycle" [3].
Sans doute avons-nous déjà tous eu l’occasion de constater personnellement l’un ou l’autre des effets de cette crise climatique sur les ressources en eau : le recul d’un glacier ou l’assèchement d’une rivière, ou en moins spectaculaires mais tout aussi patents, les impacts du manque d’eau ou de son trop-plein en particulier dans les domaines de la santé, de l’agriculture, de l’énergie ou des loisirs, sans oublier les atteintes à l’environnement et à la biodiversité.
L’eau ? oubliée !
Mais toutes ces évidences semblent échapper au monde politique. Le meilleur exemple en est le fameux Accord de Paris de décembre 2015, référence incontournable en matière de "riposte mondiale à la menace des changements climatiques". Vous aurez beau chercher : vous ne trouverez nulle trace de l’eau dans ce document, sinon le mot ’océan’, au détour d’une phrase. Les diplomates qui l’ont négocié n’avaient en tête que la diminution des émissions de gaz à effet de serre qui expliquent en grande partie le réchauffement actuel du climat. C’est ce qu’on appelle la politique des silos, c’est-à-dire une vision compartimentée du monde qui nie l’interdépendance des problèmes et l’interaction des solutions.
Vous aurez beau scruter également la multitude d’images qui rendent compte des mobilisations, marches et grèves pour le climat au travers desquelles des dizaines de milliers de jeunes militants réclament à chaque fois aux pouvoirs politiques des mesures concrètes, immédiates et contraignantes. L’eau ne fait pas partie des inquiétudes ou des revendications affichées dans les pancartes et banderoles brandies dans les cortèges. On ne la trouve pas non plus dans la ’déclaration climatique’ adoptée à Lausanne en août 2019 par le rassemblement des jeunes pour le climat,"SMILE For Future" [4]. Autrement dit, pour les politiciens comme pour les militants, l’eau paraît donc ne pas faire partie du problème.
Une journée, trois messages-clés
Cette année, ONU-Eau, l’organisme de coordination des activités onusiennes autour de l’eau, a donc choisi "l’eau et le changement climatique" comme thème de la Journée mondiale de l’eau et l’articule autour de trois messages-clés :
* “Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre. Les décideurs doivent placer l’eau au cœur des plans d’action climatique.”
* “L’eau peut contribuer à la lutte contre le changement climatique. Il existe des solutions durables, abordables et évolutives en matière d’eau et d’assainissement.”
* “Nous avons tous un rôle à jouer. Il est surprenant de constater le nombre d’actions dans le domaine de l’eau que chacun, où qu’il soit, peut entreprendre pour lutter contre le changement climatique.”
Tirer parti
du potentiel de l’eau
« ... Les mesures mises en place pour réduire les émissions de gaz à effet de serre ont des répercussions directes sur la gestion et l’utilisation des ressources en eau. Inversement, les mesures d’extraction et de gestion de l’eau ont un impact sur les émissions de carbone en raison de l’intensité énergétique des activités de traitement et de distribution de l’eau .... »
Les experts en sont absolument convaincus : utiliser l’eau de manière plus efficace permet de réduire les émissions de gaz à effet de serre. C’est même quelque chose d’essentiel dont il faut tenir compte dans les stratégies d’adaptation aux effets des changements climatiques et dans les mesures prises pour les atténuer. Deux catégories de solutions sont avancées : celles qui sont fondées sur des processus naturels, et celles qui font appel à des moyens technologiques.
– Les solutions fondées sur la nature, qui étaient déjà à l’ordre du jour de la Journée mondiale de l’eau du 22 mars 2018 [5], "utilisent ou reproduisent les processus naturels pour accroître la disponibilité en eau (par exemple, la rétention d’humidité du sol ou la recharge des nappes phréatiques), améliorer la qualité de l’eau (par exemple, les zones humides naturelles ou artificielles) et donc réduire les risques de catastrophe relatifs à l’eau et au changement climatique". Aujourd’hui ces solutions restent clairement sous-estimées et sous-utilisées.
Les zones humides, pour ne prendre que cet exemple très concret, jouent un rôle primordial en matière de climat car elles se comportent comme des puits de carbone et absorbent les émissions de gaz à effet de serre. Elles peuvent également jouer le rôle de zones tampons en cas d’inondations et filtrer l’eau. Leur disparition représente une vraie menace pour la biodiversité. Les préserver et les restaurer (faut-il rappeler qu’en Suisse près de 90 % de ces écosystèmes naturels ont été détruits au cours des deux derniers siècles ?) est de toute évidence l’une des composantes essentielles des stratégies globales d’adaptation au changement climatique.
– Qu’on le veuille ou le déplore, les solutions technologiques ont encore et toujours la préférence des gestionnaires de l’eau. Mais quand il s’agit d’investir dans les infrastructures hydrauliques - pour l’approvisionnement en eau potable, le traitement des eaux usées ou le captage d’eaux à usages agricoles par exemple - leur choix peut aggraver ou au contraire atténuer le changement climatique.
Il s’agit, entre autres mesures techniques souhaitables et qui sont déjà appliquées ici et là avec succès, d’augmenter l’efficacité énergétique des installations, en remédiant aux pertes et aux gaspillages d’eau et en l’économisant en particulier dans les secteurs de l’agriculture et de l’industrie, en produisant de l’énergie par le biais de turbines installées sur les réseaux d’approvisionnement en eau potable et d’évacuation d’eaux usées, en récupérant le biogaz généré par le traitement de ces mêmes eaux usées et après leur épuration en les réutilisant pour l’irrigation, etc. Ce qui nécessitera parfois certains arbitrages : par exemple, produire davantage de biocarburants peut dans certains cas entraîner une baisse des ressources en eau nécessaires au développement agricole.
Trouver le juste équilibre
En conclusion, le diagnostic posé par les experts consultés par ONU-Eau est à la fois limpide et impératif : "Le fait de ne pas prendre en compte le rôle de l’eau dans toutes les mesures prises pour atténuer le changement climatique (et s’y adapter) peut en réduire l’efficacité et accroître le risque qu’elles soient inadaptées ou même échouent. L’objectif est donc de trouver le meilleur équilibre d’investissement entre les solutions fondées sur la nature et les solutions technologiques, afin de maximiser les avantages et l’efficacité du réseau, tout en minimisant les coûts et les compromis."
Bernard Weissbrodt
P.S. "L’eau et les changements climatiques" est aussi le thème du Rapport mondial annuel des Nations Unies sur la mise en valeur des ressources en eau publié par l’Unesco le 21 mars 2020. Le rapport complet, un résumé et une synthèse des principaux faits et chiffres sont disponibles (en français) sur le site reliefweb.int.