Dans la plupart des pays africains, la gestion de l’eau potable, longtemps rudimentaire à l’instar d’autres structures étatiques, a été mise à mal dans les années 1980 par les programmes d’ajustement structurels imposés par les institutions financières internationales (Banque mondiale et Fonds monétaire international en particulier). Ces politiques ont eu pour effet, entre autres, de démanteler le service public. Ici et là des organisations de type communautaire, souvent informelles et bénévoles, ont alors tenté de prendre le relais, tant bien que mal. En matière d’approvisionnement en eau, on a vu ainsi se mettre en place des comités de points d’eau et autres associations d’usagers de puits, pompes et autres forages.
Aujourd’hui, il faut bien admettre - même s’il ne faut pas en faire une règle générale - que de telles structures souvent improvisées n’ont pas été en mesure d’assumer cette responsabilité de façon durable. Et la question se pose de savoir comment améliorer cette gestion de l’approvisionnement en eau potable (et de son parent pauvre, l’assainissement) tout en tenant compte des situations nationales et locales souvent très différentes de par leurs contextes hydrologiques et techniques, politiques et institutionnels.
Plus de questions que de réponses
Le Forum de Chambéry a mis en évidence la multiplicité (et la complexité) non seulement des défis et des enjeux, des problèmes et des difficultés en tous genres, mais aussi des approches et des expériences. S’agissant plus particulièrement du Burkina Faso, il est apparu clairement que le transfert de la responsabilité des services de l’eau et de l’assainissement d’une administration nationale à des collectivités locales qui n’ont jamais eu cette compétence soulève de nombreuses questions en termes d’organisation, de capacité financière, de maîtrise technique, de gestion citoyenne, etc.
À la fin d’une journée et demie de débats, les questions semblaient l’emporter largement sur les réponses effectives. Sans être nullement exhaustives, les remarques et observations suivantes, notées durant les débats, permettent de se faire une meilleure idée de l’ampleur des difficultés rencontrées dans la recherche au cas par cas de solutions adéquates.
– Le premier souci des responsables de la gestion de l’eau est de connaître et de comprendre ce qui existe et ce qui se fait sur leur territoire, non seulement en termes de ressources en eau (inventaires hydrologiques, études, projets, cartographies, etc.) mais aussi techniques (état réel des installations, systèmes de gestion, fournisseurs de service, niveaux de qualification des intervenants, etc.) et sociaux (besoins et attentes de la population, décideurs locaux, comités d’usagers, potentiels conflits d’usages, etc.).
– Le niveau régional apparaît le plus souvent comme le niveau de concertation et de planification le plus approprié. Quand bien même la gestion par bassin versant soit aujourd’hui proposée, au niveau international, comme l’approche prioritaire, cette manière de faire reste peu appliquée, voire même jugée ici et là comme peu adaptée aux réalités locales.
Se posent alors des questions de cohérence entre les territoires et les systèmes : que faire lorsque dans un espace régional coexistent différents modes de gestion (régies municipales, opérateurs délégués, comités associatifs, réseaux de distribution et points d’eau collectifs) ? Faut-il envisager une mutualisation des coûts, ce qui voudrait dire par exemple que les tarifs de l’eau en milieu urbain devraient permettre de cofinancer, par une sorte de péréquation, l’entretien des équipements de collectivités rurales voisines où l’approvisionnement en eau potable coûte souvent beaucoup plus cher ? Des soucis de cohérence sont aussi notés parfois entre la planification globale du développement communal et celle, plus spécifique, des services de l’eau et de l’assainissement.
– On le voit bien au Burkina Faso, l’enjeu de la réforme de la gestion hydraulique porte sur la capacité des communes d’assumer leurs responsabilités en la matière, d’autant qu’au-delà de l’eau et de l’assainissement, même si elles ont mis cette priorité à leur agenda, les collectivités locales doivent s’acquitter de tâches de première importance dans des domaines comme ceux de la santé, de l’éducation ou de l’urbanisme. Comment, avec des moyens la plupart du temps insuffisants, ménager un sain équilibre entre ces différents services ?
"Les politiciens passent (pas toujours), les techniciens restent", a-t-on entendu au Forum de Chambéry. Cela signifie au moins deux choses : d’une part, qu’il importe de sensibiliser les élus aux problèmes de la gestion de l’eau et s’assurer qu’ils se les approprient dans la durée ; d’autre part, qu’il faut offrir aux agents techniques locaux les moyens de se perfectionner ainsi que des conditions de travail suffisamment attractives pour qu’ils ne soient pas tentés de chercher du travail ailleurs.
Et certains de s’interroger : pourquoi l’État, qui forme et met à la disposition des collectivités locales du personnel enseignant et médical, ne ferait-il pas de même pour les services de l’eau et de l’assainissement, ce qui renforcerait du même coup le partage des savoir-faire au niveau national ?
– Comment facturer l’approvisionnement en eau potable ? La question reste totalement ouverte et se traduit sur le terrain par toutes sortes de solutions parfois très controversées. Dans un continent où l’eau a pratiquement toujours été considérée comme un bien gratuit, il est de toute évidence difficile de faire passer le message que son service a un coût qui doit être assumé par ses usagers, au moins partiellement. Difficile aussi de ne pas tenir compte des problèmes d’équité dans l’accès à des points d’eau parfois fort éloignés.
Faut-il faire payer l’eau au volume (bidon, seau, jerrycan, etc.) à des tarifs qui permettent de couvrir une part des frais de fonctionnement et d’entretien des installations ? Faut-il au contraire opter pour un système de cotisations forfaitaires, parfois symboliques, et selon quels critères (par habitant, par famille, par femme comme cela se pratique ici ou là) ? Comment garantir le droit à l’eau des plus défavorisés et lutter en même temps contre les privilèges et les captages pirates ? Manifestement, il n’existe pas (encore) de recette passe-partout. Mais sans mécanisme de financement durable pour la mise en place des infrastructures, leur fonctionnement, leur maintien et leur renouvellement, les plus beaux projets resteront voués à l’échec.
– La conviction que la meilleure gestion de l’eau est à faire au plus près des usagers et des citoyens paraît largement partagée. Mais, concrètement, ce principe se heurte à de nombreux obstacles. Celui tout d’abord de la mise en place d’espaces de dialogue ouverts à tous les acteurs du domaine de l’eau, capables de définir des objectifs communs, des priorités dans le choix des équipements et des modes de financement équilibrés. Ce n’est pas une mince affaire : des blocages et des dysfonctionnements sont quasi inévitables dès lors que ce genre de concertation des responsabilités n’en est encore qu’à ses premiers balbutiements. Les apprentissages prennent du temps, des générations parfois.
Autre obstacle : l’accès aux informations. Pour ne prendre qu’un exemple : les collectivités locales et les comités d’eau n’ont pas toujours les moyens - face à l’administration publique ou face à des opérateurs privés qui sont en position de force - de vérifier le bien-fondé des factures qu’on leur présente pour la maintenance de leurs installations. Comment (dans ce domaine comme dans d’autres) améliorer la circulation de ces informations et leur transparence ?
– Tout le monde, ou presque, s’accorde à dire que l’assainissement est le maillon faible du développement. De plus, on l’envisage encore trop souvent de manière restrictive en le limitant à l’aménagement de latrines et aux pratiques d’hygiène domestique, sans se soucier des enjeux environnementaux et de la survie des écosystèmes aquatiques. Le manque d’expériences communales et de partage de solutions en matière de transport et de traitement des eaux usées est flagrant.
– Le Forum de Chambéry s’est déroulé dans un décor privilégiant la coopération décentralisée (voir ci-contre). Il existe, entre des collectivités locales du Nord et du Sud, de réelles dynamiques de solidarité et de partage des savoir-faire. On constate aussi aujourd’hui, de part et d’autre des continents, une certaine tendance à constituer des alliances intercommunales pour pouvoir mener des actions mieux planifiées et plus efficaces. Ce changement d’échelle ne va pas sans risques, car, souligne un intervenant, à chaque fois que l’on agrandit l’espace de concertation on s’expose à oublier les demandes de ceux à qui on veut précisément répondre.
Un autre danger, montré du doigt, est celui de créer de nouvelles inégalités entre les collectivités qui ont l’opportunité d’établir des liens étroits de coopération et celles qui restent seules avec leurs problèmes et avec le sentiment de n’intéresser personne. Ce qui revient à poser une question bien connue des experts en coopération : pourquoi développer un projet à tel endroit plutôt qu’un autre ? Pourquoi avec tel partenaire plutôt qu’un autre ? Les réponses tiennent la plupart du temps à peu de choses, à des contacts personnels, à des rencontres fortuites. Les actions qui s’ensuivent, aussi généreuses et concrètes soient-elles, restent cependant impuissantes face à la multitude des demandes et des besoins.
CHAMBÉRY ET OUAHIGOUYA, PAR EXEMPLE
Tous les deux ans, le festival Lafi Bala organisé au coeur de Chambéry popularise à sa manière les ambitions de la coopération entre le chef-lieu savoyard et la ville burkinabé de Ouahigouya. L’occasion, à chaque fois d’apprendre à "mieux se connaître, mieux se comprendre et ensemble mener des actions de solidarité". (© Photo G.Garofolin, au premier soir de l’édition 2013 du festival).
En 1991, la ville savoyarde de Chambéry - qui voulait instaurer une relation durable avec une collectivité locale au Sud mais d’une manière différente des actions humanitaires classiques ou des jumelages - décidait de créer une association pour mettre en œuvre un projet de coopération avec la ville de Ouahigouya, dans le nord du Burkina Faso.
Cette formule de coopération qui entendait privilégier la participation, le dialogue interculturel et l’équilibre Nord Sud, associe aujourd’hui les élus, les services municipaux mais aussi les acteurs de la société civile et les populations de chacune des deux communes. Son principal objectif est de renforcer la gouvernance locale à Ouahigouya pour répondre aux nouveaux enjeux de développement liés au processus de décentralisation engagé par les autorités du Burkina Faso.
Concrètement, cette coopération s’est traduite au fil des ans par divers projets d’appui institutionnel, d’actions culturelles, de développement dans plusieurs secteurs de la vie économique et sociale, et, plus récemment, dans le domaine de la gestion de l’eau et de l’assainissement.
Comme la plupart des pays d’Afrique subsaharienne, le Burkina Faso doit faire face à de gros défis en matière d’accès à l’eau potable et à l’assainissement. On estime à 80% le taux d’accès à l’eau potable dans les centres urbains alors qu’il est inférieur à 60 % en milieu rural. Dans les villes, seule une famille sur quatre a accès à des infrastructures d’assainissement qui restent à l’état embryonnaire partout ailleurs.
Il faut savoir aussi qu’au Burkina Faso, la politique publique de l’eau fait une différence entre les communes situées en zones urbaines (plus de 10’000 habitants), voire semi‐urbaines (entre 2’000 et 10’000 habitants), et en zones rurales (moins de 2’000 habitants). Dans les premières, sommairement dit, c’est l’Office national de l’eau et de l’assainissement (ONEA) qui est directement en charge du captage, du traitement et de la distribution d’eau potable. En milieu rural par contre, l’État a progressivement mis en œuvre une réforme dont l’essentiel consiste à conférer ces compétences aux communes.
Le système communautaire - qui avait prévalu jusque-là pour gérer les points d’eau, les forages et autres installations de pompage à motricité humaine - était généralement jugé insatisfaisant, pour de multiples raisons : absence de maintenance préventive, insuffisance de ressources financières, manque de compétences techniques, structures de gestion informelles, etc.
On comprend mieux dès lors pourquoi la réforme du système de gestion des infrastructures d’alimentation en eau potable en milieux rural et semi urbain est devenue un enjeu prioritaire à la fois pour les autorités locales et pour les réseaux de coopération internationale : "La formation des agents, des élus mais aussi de la population, la mise en place d’outils de gestion du parc hydraulique, l’investissement dans des équipements de suivi de la qualité des eaux sont autant d’actions qui concourent à améliorer l’accès à l’eau potable", lit-on dans le dépliant de présentation de l’association Chambéry Ouahigouya.
Dossier préparé par
Bernard Weissbrodt