L’événement – apparemment banal mais finalement spectaculaire au vu de ce qu’il déclenchera dans le monde des archéologues et des historiens – a lieu un jour de septembre 2003 dans l’Oberland bernois, au col de Schnidejoch, à 2756 mètres d’altitude, sur la ligne de partage des eaux du Rhin et du Rhône. Cette année de forte canicule a accéléré la fonte des glaces et le hasard fait qu’une randonneuse aperçoive un curieux objet en écorce de bouleau. Elle l’emporte et le remet au Musée d’Histoire de Berne où les experts n’en croient pas leurs yeux.
Les étés suivants, les archéologues s’installent au col et se mettent scrupuleusement en quête d’autres découvertes. Au final, c’est plus de 900 objets qu’ils vont extraire de l’emprise des glaces et dont certains, faits de matières organiques, révèleront assez rapidement leur âge aux spécialistes de la datation au radiocarbone : les plus anciens - une tasse en bois d’orme notamment – datent de 4800 à 4300 av. J.-C. ; d’autres ont été confectionnés deux millénaires plus tard, en particulier l’équipement presque complet d’un chasseur néolithique (arc, corde, carquois, flèches, vêtement et chaussures de cuir).
Contrairement à ce qui s’est passé avec Ötzi, le corps humain momifié datant de 4500 av. J.-C. et découvert en 1991 dans le Tyrol italo-autrichien, on n’a jusqu’à présent trouvé nulle trace physique du ou des propriétaires de ces objets. Mais on sait désormais avec une quasi-certitude que les populations d’antan installées aux abords des lacs et des zones marécageuses du Plateau suisse, et dont on pensait généralement qu’elles vivaient en totale autarcie, avaient en fait des contacts avec des habitants de la vallée du Rhône et que leurs échanges transitaient par les Alpes.
Dans l’exposition bernoise, une jatte en terre retient particulièrement l’attention : cette céramique a probablement été façonnée vers 3600 av. J.-C. et provient de fouilles entreprises au milieu des années 1970 au bord du lac de Bienne. Le problème, c’est que sa forme et sa décoration ne correspondent pas au type de poterie que pratiquaient jadis les artisans lacustres de cette région, mais renvoient à des récipients similaires inventoriés sur des sites néolithiques valaisans. Cet objet a-t-il été importé de la vallée du Rhône et par quel chemin ? confectionné sur place par un artisan venu du Valais ou par un artisan local ayant voyagé ? échangé contre d’autres marchandises ? Bref, ce genre de découverte apporte souvent davantage de questions que de réponses.
Le Seeland bernois, terre de palafittes
En mettant sur pied une exposition consacrée aux lacustres, le Musée d’Histoire de Berne entend d’abord valoriser le travail mené depuis des décennies par le Service archéologique cantonal. Il faut dire que celui-ci a de quoi faire car le Seeland bernois (littéralement "pays des lacs") fait un peu figure de patrie des sites lacustres. Tout a commencé au milieu du 19e siècle lorsque la correction des eaux entreprise au pied du Jura pour gérer les crues et assainir les grands marais entraîna l’abaissement des eaux des lacs et fit apparaître en surface des palafittes, c’est-à-dire des vestiges d’habitations construites sur des pieux à proximité ou au-dessus de l’eau.
Les villages lacustres répertoriés sur territoire suisse datent d’une longue période qui va du néolithique (âge de la pierre polie) à l’âge du bronze et au début de l’âge du fer, c’est-à-dire entre 4300 et 800 av. J.-C, avant de s’éteindre presque subitement sans qu’on n’ait pour l’instant d’explication pertinente. Les vestiges qu’ils ont laissés sont palpables et ont permis aux archéologues d’en reconstituer les habitations, d’en comprendre les modes de vie et d’en décrire les activités agricoles et artisanales. "Les sites lacustres, lit-on dans le catalogue de l’exposition, sont aussi les témoins d’une nouvelle organisation sociale qui apparaît en Europe, au nord des Alpes, au cours du cinquième millénaire avant notre ère. L’étroite cohabitation dans des villages organisés donne naissance à de nouvelles formes d’interaction sociale."
À quoi ressemblaient donc ces villages lacustres ? Les premières découvertes surviennent au milieu du 19e siècle alors même que les Suisses se constituent en État fédéral et ont besoin de mythes créateurs d’unité. L’imaginaire collectif va donc s’emparer du village sur pilotis, telle une île de rêve loin des soubresauts continentaux, pour en faire un symbole euphorique de l’identité et de la sécurité nationales.
Cette manière de regarder le passé de la Suisse s’estompera au fur et à mesure que se développera la recherche scientifique. Mais les archéologues mettront aussi du temps à s’accorder par exemple sur l’emplacement de ces villages et sur leur mode de construction. Aujourd’hui il est admis que les modèles d’architecture lacustre – maisons surélevées, sur plateformes ou sablières basses, bâties à même le sol, etc. – peuvent varier d’un site à un autre en fonction des différents contextes locaux.
Un patrimoine vulnérable qui réclame protection
Si pendant des siècles c’est grâce aux eaux dans lesquelles ils étaient totalement immergés que les sites lacustres se sont naturellement conservés, il n’en va plus de même aujourd’hui. La plupart d’entre eux sont situés dans des eaux de faible profondeur et donc fortement exposés aux vagues et à l’érosion, sans parler de la pollution agricole et industrielle, des chantiers de construction, ou encore des éventuels plongeurs sous-lacustres amateurs d’objets préhistoriques.
"La protection passe avant la fouille" disent aujourd’hui les archéologues. Sur les rives du lac de Bienne, le Service archéologique cantonal bernois poursuit une double stratégie. Là où les champs de pilotis sont endommagés, il importe de les documenter le mieux possible et d’en prélever des échantillons pour les analyser. Du côté des sites relativement bien conservés, il s’agit de les protéger pour que les futures générations de chercheurs puissent en continuer l’inventaire : l’une des techniques utilisées consiste alors, par exemple, à recouvrir le fond du lac d’un géotextile recouvert d’une fine couche de graviers.
Les menaces ne pèsent pas seulement sur les sites, mais aussi sur les objets qu’on y a trouvés : dès qu’on les sort des conditions naturelles de leur conservation, qu’on les expose à l’air libre, à la lumière et à la chaleur, il y a grand risque de détériorer leurs matières organiques. Si par exemple on dessèche trop rapidement des objets qui ont séjourné dans de l’eau ou dans de la glace durant des milliers d’années, on court le danger de les voir se déformer irrémédiablement. Ainsi du fourreau en écorce de bouleau trouvé au Schnidejoch : tant qu’on n’aura pas trouvé le processus technique qui permet de dégeler ses fibres naturelles sans le moindre problème, on le gardera … au congélateur. Un appareil d’ailleurs bien en vue dès qu’on franchit la première porte de l’exposition.
Bernard Weissbrodt
– L’essentiel des informations de cet article a été puisé dans le catalogue de l’exposition "Les Lacustres – Au bord de l’eau et à travers les Alpes" édité par le Service archéologique du canton de Berne
– Articles aqueduc.info
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