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2 avril 2015.

L’eau n’a pas qu’une valeur utilitaire Rencontre avec Gérald Hess

Pour conclure les thèmes et débats proposés le 20 mars 2015 à (...)

Pour conclure les thèmes et débats proposés le 20 mars 2015 à l’Université de Lausanne dans le cadre des 4e Rencontres de l’eau, les organisateurs de ce rendez-vous désormais annuel avaient invité Gérald Hess, Maître d’enseignement et de recherche, à donner une conférence sur "L’eau et sa valeur : le point de vue des éthiques environnementales". Il revient ici, sous forme d’entretien, sur les principales idées qu’il a développées ce jour-là et précise tout d’abord ce qu’il convient de comprendre par éthique environnementale.

Gérald Hess : "L’éthique environnementale, c’est une branche de la philosophie qui s’est peu à peu constituée comme champ de recherche et d’enseignement et qui tente d’appliquer des concepts éthiques à la notion d’environnement, et plus particulièrement aux rapports de l’homme avec la nature. Elle a pris son essor dans les années 1970, aux États-Unis principalement, dans le contexte des crises écologiques de cette époque-là. Pensez par exemple aux recherches de la biologiste Rachel Carson qui ont débouché sur l’interdiction du DDT et d’autres biocides, ou aux grandes catastrophes provoquées par des navires pétroliers.

L’éthique environnementale est donc un champ disciplinaire relativement jeune, mais il est assez peu répandu dans les pays francophones, en France en particulier, où l’approche des questions environnementales est davantage envisagée à travers le prisme politique, social ou économique. C’est ce que cherche à faire l’écologie politique à la française, si j’ose le dire ainsi.

La notion de valeur, elle, est assez complexe. Ce que j’entends personnellement, c’est quelque chose qui apparaît dans la relation de l’humain avec un objet, un espace ou un vivant, mais qui ne se réduit pas à ses propriétés descriptives, qu’elles soient quantitatives ou qualitatives."

aqueduc.info : S’agissant des valeurs de l’eau, vous en faites un inventaire que vous déclinez en trois catégories. Des valeurs d’usage, tout d’abord. Celles-ci peuvent apparemment être chiffrées et on les retrouve régulièrement dans la plupart des rapports internationaux sur ce que l’on a pris l’habitude d’appeler "la crise de l’eau" ...

 "Une valeur d’usage, c’est tout ce qui sert de moyen pour une fin. L’eau, on le sait, a plusieurs utilités : elle sert d’abord, entre autres, à l’alimentation et à l’hygiène, et à la production de biens de consommation dont on a besoin pour vivre. Cela pose un problème à long terme en particulier dans le contexte du changement climatique et c’est d’ailleurs la question que soulèvent la plupart de ces grands rapports des institutions internationales : comment peut-on garantir aux générations futures l’accès à une ressource aussi importante pour la vie humaine et pour l’environnement ? Peut-on continuer à en consommer autant et à la polluer comme on le fait aujourd’hui ? Cela fait d’autant plus problème que cette eau est mal répartie à la surface de la terre."

 Une deuxième catégorie de valeurs – que vous classez dans la catégorie des valeurs d’existence – est beaucoup plus difficile à évaluer car elle fait appel à des appréciations subjectives qui peuvent varier en fonction des expériences personnelles et des contextes culturels …

 "Il y a plusieurs façons d’attribuer une valeur d’existence à l’eau autre que celle d’une ressource vitale. Si par exemple on est né au bord d’un fleuve ou d’un lac, ces éléments sont pour ainsi dire constitutifs de notre identité. C’est en quelque sorte une valeur affective irremplaçable. Si j’ai un rapport particulier avec le Léman, je ne l’aurai pas avec le Lac de Neuchâtel ou celui des Quatre-Cantons.

Cette valeur affective, on peut aussi la définir comme patrimoniale dans le sens où la façon dont l’eau se montre à nous et la relation qui en découle s’inscrivent dans une histoire dont on est partie prenante. Dans le même ordre d’idées, on ne doit pas non plus oublier la valeur esthétique de l’eau, c’est-à-dire ce moment et cet espace particuliers dans lesquels l’eau devient source de contemplation et de plaisir harmonieux.

Autre chose encore : on a connu en Suisse, le siècle dernier, une période où l’on bétonnait, enterrait voire supprimait les cours d’eau pour laisser davantage d’espace aux agriculteurs et à leurs pratiques intensives. Mais on réalise aujourd’hui à quel point les cours d’eau sont importants pour nous. Leur renaturation rentre donc aussi dans cette catégorie des valeurs d’existence : entre l’humain et le cours d’eau existe quelque chose qu’on a largement sous-estimé dans le passé au profit d’une vision très productiviste et essentiellement fondée sur la rentabilité."

 Avec les valeurs dites "morales", on entre sur un terrain davantage philosophique qui renvoie à la question des relations de l’homme à la nature. Et, plus précisément encore, aux relations de l’homme à l’eau, qui peuvent se révéler bienfaisantes ou néfastes, équitables ou injustes …

 "On pourrait très bien envisager une éthique de l’eau qui se limiterait à prendre en compte la valeur d’usage de l’eau ou sa valeur de legs. Il y aurait de bonnes raisons de se contenter d’une vision de l’eau tournée vers les besoins de l’humanité puisque la défense de la dignité humaine nous oblige à faire en sorte que cette ressource soit accessible à tout individu. Si on élargit le spectre et si on prend en compte les valeurs d’existence, on reste cependant encore dans le même type de conception centrée sur l’homme et sur son expérience.

Avec l’idée de valeur morale, on envisage la possibilité de considérer l’eau comme une entité digne de respect indépendamment de notre intérêt immédiat et du rapport patrimonial qu’on peut avoir avec elle, mais aussi indépendamment de sa propre valeur comme ressource. On entre là dans une conception du rapport de l’homme à l’environnement qui nous est relativement étrangère, en tout cas dans le monde occidental, où l’on a été habitué depuis l’Antiquité et surtout depuis l’avènement de la pensée scientifique et technique à séparer l’homme de la nature.

Envisager que l’eau peut avoir une valeur morale présuppose donc que l’on dépasse cette conception antagoniste, que l’on revoie notre anthropologie traditionnelle et que l’on intègre dans nos modes de pensée la dépendance mutuelle de l’homme et de l’environnement : dans cette conception l’homme participe à des communautés écologiques comprenant la terre, l’eau, les organismes, et se considère comme habitant le monde, avec une identité qui va bien au-delà de ses limites corporelles."

 La particularité de l’eau, finalement, ne serait-ce pas son ambivalence ? L’eau est source de vie mais aussi cause de désastres, c’est un symbole de pureté mais on la pollue allègrement, elle n’a pas de prix mais elle a un coût, c’est un droit humain mais aussi un devoir citoyen, etc., …

 "Mais la vie elle-même est ambivalente. L’un des enjeux de l’éthique environnementale est précisément de comprendre que dès lors qu’on vit, on est également amené à mourir. La valeur de la vie est inévitablement associée au fait qu’un jour ce qui vit va disparaître. Et l’élément eau participe aussi de cette ambivalence de vie et de mort."

Propos recueillis
par Bernard Weissbrodt



Infos complémentaires


Pour la quatrième année consécutive, la Fondation Maison de la Rivière et l’Interface Sciences-Société de l’Université de Lausanne ont organisé – dans le cadre de la Journée mondiale de l’eau du 20 mars 2015 - une plateforme d’échanges d’informations et de pratiques ouverte au grand public et regroupant des institutions, des associations et des ONG engagées directement ou non dans le domaine de l’eau. On retrouvera sur le site de l’Unil le programme de cette journée, ainsi que différents diaporamas liés aux communications délivrées ce jour-là.


Gérald Hess
"Éthiques de la nature"

Aujourd’hui maître d’enseignement et de recherche en éthique et philosophie de l’environnement à la Faculté des géosciences et de l’environnement de l’Université de Lausanne, Gérald Hess avait auparavant travaillé pendant plusieurs années comme éthicien à l’Office fédéral de l’environnement et participé entre autres aux débats autour des questions très actuelles des biotechnologies. C’est ce qui l’a ensuite amené à s’intéresser de plus près à l’éthique environnementale, un champ disciplinaire largement ignoré des philosophes francophones contrairement à ce qui s’est passé dans le monde anglo-saxon.

Dans le livre qu’il a publié en 2013 sur ce thème, Gérald Hess dresse un vaste panorama de ce champ de recherche. Il y décrit les divers concepts de valeur de la nature et propose une typologie des grandes postures morales que l’on peut adopter sur les questions environnementales (théocentrisme, anthropocentrisme, pathocentrisme, biocentrisme, écocentrisme), ainsi que les principales théories et auteurs de ce champ.

Gérald Hess
Éthiques de la nature
Collection Éthique et philosophie morale
PUF, Paris, 2013, 424 pp.

Mots-clés

Glossaire

  • Interconnexion

    Pour assurer la continuité de l’approvisionnement de la population en eau potable de la meilleure qualité possible et en quantité suffisante, un distributeur doit disposer d’une ou plusieurs interconnexions de secours avec un ou plusieurs réseaux de distributeurs voisins. C’est l’une des solutions qui permet de garantir en permanence la sécurité d’une exploitation en cas d’accident ou en période de crise.

Mot d’eau

  • Jamais la même eau

    « Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau. L’écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissout, tantôt se reforme, et il n’est d’exemple que longtemps elle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde. » (Kamo no Chōmei, poète japonais, 1155-1216, "Hōjōki")


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