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7 mai 2014.

Du Léman à Lyon : la gouvernance du Rhône sous la loupe des chercheurs

Comment fonctionne un fleuve transfrontalier quand il n’existe (...)

Comment fonctionne un fleuve transfrontalier quand il n’existe pas de base légale internationale pour le gouverner ? C’est le genre de question que l’on peut légitimement se poser à propos du Rhône : ses riverains suisses et français ne collaborent en effet qu’épisodiquement et de manière très informelle à la gestion de ses eaux. Depuis deux ans, un projet baptisé GOUVRHÔNE et mené au sein de l’Institut des sciences de l’environnement de l’Université de Genève a pour ambition de proposer aux décideurs des deux pays un cadre de réflexion en vue d’une gestion durable et coordonnée du fleuve entre Genève et Lyon. Début avril, à mi-parcours du projet, un séminaire organisé à Lyon a donné l’occasion aux experts et professionnels concernés de faire le point sur les recherches en cours.

Avec ses 812 km de longueur, ses 1700 m3/s de débit moyen à son embouchure et les 98’000 km2 de son bassin versant franco-suisse, le Rhône n’entre pas vraiment dans la catégorie des grands fleuves. Mais sa situation entre Alpes et Méditerranée ainsi que les nombreux usages qu’il propose – en particulier pour l’irrigation, la production d’énergie électrique, l’alimentation en eau potable et le transport fluvial – en font un fleuve majeur à l’échelle européenne.

En termes de gouvernance transfrontalière, le Rhône fait toutefois pâle figure : contrairement au Danube, au Rhin ou au Pô (pour ne citer que ces trois cas) qui peuvent compter sur des organes de coopération internationale, le fleuve franco-suisse se caractérise par une forte densité et une grande complexité des cadres juridiques et institutionnels, par un manque flagrant de coordination entre de nombreux acteurs aux statuts très divers et d’instruments adaptés à son contexte particulier, par une absence de vision commune sur l’évolution de la qualité de ses eaux et de ses écosystèmes, par une gestion longtemps déléguée aux seuls opérateurs hydroélectriciens pour qui le Rhône servait d’abord d’outil de production, ou encore par la faiblesse des moyens permettant d’anticiper des crues ou des étiages extrêmes.

Tout n’est pas négatif, loin de là, et la gouvernance auto-organisée développe ses vertus quand bien même son caractère "unifonctionnel" fait problème : tant du côté suisse que français, la gestion et la régulation du Rhône s’inscrivent dans des politiques publiques plutôt cohérentes ; les opérateurs privés qui ont jusqu’ici bénéficié d’un système "taillé sur mesure" peuvent faire preuve de flexibilité lorsque surviennent des imprévus ou que s’imposent des mesures urgentes ; il existe aussi une certaine "culture" de coopération transfrontalière à l’échelle locale (à preuve, les contrats transfrontaliers pour la revitalisation des rivières franco-genevoises).

Que l’on soit optimiste ou non, et au-delà du constat sur ce type de gouvernance informelle, surgissent d’autres interrogations liées à des évolutions plus ou moins prévisibles dans plusieurs domaines : politiques et législatifs, économiques et environnementaux. Il s’agit de se demander notamment si la structure minimaliste actuelle de concertation entre la Suisse et la France pourrait faire face – triple hypothèse – à un changement d’opérateur hydroélectrique (la concession accordée par l’État français à la Compagnie nationale du Rhône pour la production électrique, la navigation et l’irrigation arrivera à échéance dans une petite vingtaine d’années), à l’évolution des prix sur le marché européen de l’électricité (suite à sa libéralisation), et à une modification importante des températures et des débits du fleuve (1) en raison des changements climatiques ?

Une base scientifique pour de futures décisions politiques

L’originalité du projet de recherche GOUVRHÔNE - initié par Géraldine Pflieger, maître d’enseignement et de recherche à l’Institut des sciences de l’environnement de l’Université de Genève, et coordonné par Christian Bréthaut, chercheur post-doc – est d’aborder ces questions de gouvernance du Rhône entre Léman et Lyon d’abord sous la forme d’une démarche scientifique (prévue sur trois ans) pour ensuite laisser la place aux décideurs politiques et aux gestionnaires effectifs de cette portion de fleuve.

Sommairement dit, ce projet (2) consiste tout d’abord à examiner comment sont régulées les différentes utilisations du fleuve (et les éventuelles rivalités entre usagers), puis à confronter ces pratiques actuelles aux potentiels risques et défis (climatiques, économiques et autres) des prochaines décennies, et enfin à échafauder de possibles scénarios de gouvernance transfrontalière compte tenu des expériences faites dans d’autres bassins versants européens (voir ci-contre).

À mi-parcours des travaux de recherche, les analyses du système actuel de gouvernance du Rhône franco-suisse mettent en évidence le fait que les espaces transfrontaliers d’échanges et de débats sont de plus en plus nombreux mais que la fragmentation des initiatives n’entraîne pas forcément de meilleures collaborations. D’ailleurs peu d’acteurs – voire aucun d’entre eux ? – ne semble disposer d’une vue d’ensemble des problématiques relatives à la gestion globale du fleuve.

À terme, la réflexion sur l’éventuelle mise en place d’une gouvernance partagée, durable et efficiente du Rhône franco-suisse impliquera donc que l’on apporte des réponses concrètes à des questions beaucoup moins simples qu’elles ne le paraissent de prime abord : une institution commune pour quoi faire ? avec quels partenaires ? avec quelle légitimité et quels pouvoirs ? avec quels moyens pour faire appliquer ses décisions ?


Coude du Rhône, près de Lagnieu (Ain, France) - aqueduc.info


Le Rhône est-il une ressource pléthorique ?

Le Rhône constitue certes une ressource abondante, mais est-il en capacité de répondre aux enjeux liés notamment aux futurs développements urbains, industriels ou agricoles ? Une étude (3) présentée au séminaire GOUVRHÔNE a en tout cas démontré, si besoin était, que ce fleuve fonctionne de manière assez complexe en raison de la grande diversité de son bassin versant entre Alpes et Méditerranée. D’un point de vue hydrographique tout d’abord, on ne peut guère conclure à l’une ou l’autre forme typique d’étiage : les périodes de basses eaux peuvent survenir au printemps ou en automne, toucher l’ensemble ou une partie seulement du bassin versant (Rhône alpestre et/ou grands affluents français).

Si l’on considère ensuite les prélèvements faits pour répondre aux nécessités des activités humaines, leur analyse affiche de très fortes variations temporaires qui correspondent plus particulièrement aux rythmes de la production hydroélectrique (stockage dans les barrages alpins lors de la fonte printanière des neiges) et à ceux de la production agricole (pour l’irrigation estivale des cultures).

Il est encore d’autres problèmes auxquels il importe de prêter attention lorsqu’on se demande si l’on pourra à l’avenir prélever davantage d’eau dans le Rhône pour garantir, en particulier, qu’une agglomération comme le Grand Lyon puisse satisfaire ses besoins en eau potable, qu’une centrale nucléaire comme celle du Bugey soit en mesure de refroidir ses installations en toute sécurité (4) ou que les conditions de débit permettent de préserver le meilleur état écologique possible de l’écosystème du fleuve.

Et le Léman dans tout cela ?

On ne peut parler du Rhône en aval de Genève sans s’interroger sur la place du Léman. Un simple coup d’œil à la plus sommaire des cartes suffit à comprendre que le plus grand lac d’Europe occidentale joue un rôle-clef dans la régulation du fleuve. Mais cette régulation n’a rien de très naturel puisque depuis 1884, date d’une convention intercantonale passée entre Valais, Vaud et Genève, le niveau du Léman est maintenu à des cotes réglementaires pour éviter des variations qui jadis pouvaient parfois atteindre quelque deux mètres de hauteur.

Autrement dit, c’est à Genève que se décident à la fois le volume d’eau relâché dans le Rhône et le moment où cela s’opère en fonction des besoins de la production hydroélectrique du canton. D’où une première série d’interrogations : ne devrait-on pas étudier plus sérieusement l’impact de cette régulation du Léman sur l’aval du fleuve ? le niveau du lac pourrait-il être géré autrement, d’une façon qui ne soit pas déconnectée de la vie du fleuve et dans un cadre de gouvernance dont les acteurs français seraient également partenaires ?


Le barrage du Seujet à Genève : c’est là que se règlent le niveau du Léman et les débits du Rhône - aqueduc.info


Un second registre de questions a trait aux impacts des changements climatiques sur le bassin versant lémanique. Si l’on se réfère à certaines modélisations hydrologiques prenant en compte la disparition de la presque totalité des glaciers valaisans, la quantité d’eau déversée par le Rhône dans le lac pourrait, à la fin du siècle, être inférieure de 50% à 75 % à celle qui s’y déverse en moyenne actuellement. Même si ce genre de scénarios comporte de nombreuses incertitudes en raison de paramètres difficilement prévisibles, il saute aux yeux que cette baisse aura d’importantes répercussions non pas sur le maintien du niveau du Léman mais sur les volumes d’eau disponibles à son aval.

On notera, enfin, que contrairement au Rhône, le Léman dispose depuis 1962 d’un instrument institutionnel franco-suisse - la Commission internationale pour la protection des eaux du Léman (CIPEL) - chargé de surveiller l’évolution de la qualité des eaux du lac. Son rôle se limite certes à des questions d’ordre environnemental, mais on peut se demander si sa mission ne devrait pas être repensée au sein d’un éventuel nouveau cadre élargi de collaboration transfrontalière incluant l’ensemble du bassin lémanique et le secteur rhodanien étudié par GOUVRHÒNE.

Ce projet de recherche est aujourd’hui à mi-parcours. Le séminaire organisé à Lyon, les communications qui y ont été faites, les échanges d’idées qui les ont suivies et les informations données sur d’autres bassins versants transfrontaliers vont sans doute nourrir la suite du travail de ses initiateurs. Ils ont un peu plus d’une année pour affiner leurs scénarios d’évolution de la gouvernance du fleuve et remettre leurs conclusions aux instances directement concernées.

Bernard Weissbrodt


Notes


1. Selon des scénarios étudiés à l'Université de Berne par Virginia Ruiz Villanueva et Markus Stoffel dans le cadre du projet GOUVRHÔNE, il apparaît que la température annuelle moyenne du Rhône entre Genève et Lyon pourrait augmenter de moitié (passant de 9 ° à 13°) d'ici 2100 et que la conséquence du réchauffement climatique sur le comportement hydrologique du fleuve pourrait se traduire par une baisse de plus de la moitié (jusqu'à 63%) de ses débits moyens annuels. Il importe toutefois de considérer ces chiffres avec toute la prudence requise: ils traduisent des tendances et ne doivent pas être compris comme des valeurs absolues.


2. Pour en savoir plus sur le projet GOUVRHÔNE, consulter le site "Politique, Environnement, Territoires" de l'Université de Genève. Ce projet a par ailleurs déjà fait l'objet d'une présentation sur aqueduc.info en décembre 2012. Voir: "Quelle gouvernance franco-suisse pour le Rhône du Léman à Lyon ?"


3. Cette étude sur "la gestion quantitative des débits du Rhône en période de basses eaux" a été présentée conjointement par Xavier Eudes, de l'Agence de l'eau Rhône Méditerranée Corse, Mathilde Chauveau et Sébastien Chazot, de la société BRL Ingénierie.


4. En mai 2011, une vague de chaleur avait contraint la centrale nucléaire du Bugey, dans l'Ain, à réduire sa production en raison de l'augmentation de la température des eaux du Rhône. Au barrage genevois du Seujet qui régule à la fois le niveau du Léman et le débit de sortie du fleuve, des mesures avaient dû être prises pour assurer le flux minimum de sécurité nécessaire au bon fonctionnement de la centrale française.




Infos complémentaires

À Genève, au confluent
du Rhône et de l’Arve

À Lyon, au confluent
du Rhône et de la Saône
(photos aqueduc.info)


Coup d’œil sur d’autres expériences de gestion transfrontalière
de l’eau


:: La Commission internationale pour la protection du Danube (ICPDR)


 Créée en 1998 pour mettre en œuvre une convention signée à Sofia quatre ans plus tôt, cette commission regroupe aujourd’hui les 14 pays les plus importants (sur 19) du bassin versant du Danube ainsi que l’Union européenne.

 Pour mémoire, le Danube, de sa source dans la Forêt-Noire jusqu’à son delta dans la Mer Noire, est long de 3020 km et présente un débit de quelque 6500 m3/s à son embouchure. Son bassin versant – le plus international de la planète - couvre quelque 800’000 km2 (soit un dixième de l’Europe continentale) pour une population de 81 millions de personnes.

Gorges du Danube,
dites Portes de fer,
entre Serbie et Roumanie
(© porojnicu - Fotolia)

 Le principal objectif de la Convention sur la protection du Danube est de veiller à ce que les eaux de surface et les eaux souterraines de son bassin versant soient gérées et utilisées de manière durable et équitable. Elle prévoit notamment des mesures de prévention et de lutte contre les dangers d’accidents écologiques ainsi que des programmes de réduction des charges de pollution déversées par le fleuve dans la mer Noire.

 La Commission, qui a son siège à Vienne, s’efforce de faciliter la coordination des activités fluviales entre pays riverains et coopère avec d’autres organisations internationales. Elle s’est par exemple montrée très active auprès de ses membres pour la mise en œuvre de la directive-cadre européenne sur l’eau sur l’ensemble du bassin versant. Son budget annuel, qui tourne autour du million d’euros, est assuré par les contributions des États parties à la Convention.

 En savoir plus (en anglais) sur le site icpdr.org. La Commission publie également une revue tous publics : Danube Watch


:: La Convention Eau de la Commission économique pour l’Europe des Nations Unies (CEE-ONU)

 Adoptée à Helsinki en 1992 et devenue effective quatre ans plus tard, la Convention sur la protection et l’utilisation des cours d’eau transfrontières et des lacs internationaux a déjà été ratifiée par 39 pays ainsi que par l’Union européenne. Au départ, cette Convention n’était ouverte qu’aux États membres de la Commission économique des Nations Unies pour l’Europe (l’une des cinq commissions régionales de l’ONU basée à Genève), mais, depuis 2013, tous les États membres de l’ONU ont la possibilité d’y adhérer.

 Cette Convention sert de cadre juridique et institutionnel à la coopération régionale sur les ressources en eau partagées (rivières, lacs et eaux souterraines). Son principal objectif est de renforcer les mesures prises aux plans local, national et régional pour préserver et garantir l’utilisation écologiquement durable des eaux de surface et des eaux souterraines transfrontières.

 Elle fait principalement obligation aux pays signataires de prévenir, maîtriser et réduire les pollutions des eaux qui pourraient avoir des impacts sur la santé et l’environnement au-delà de leurs frontières, mais aussi de veiller à ce qu’il soit fait un usage raisonnable et équitable de ces eaux transfrontières.

 Il incombe aussi aux pays riverains des mêmes eaux transfrontières (fleuves, rivières ou lacs) de créer des organes communs chargés par exemple de favoriser l’échange d’informations, de surveiller leur qualité, d’identifier les sources de pollution, d’établir des procédures d’alerte et des systèmes d’entraide, ou de développer des plans intégrés de gestion et d’utilisation.

 Entre autres exemples de projets de coopération initiés sous l’égide de cette Convention, on peut mentionner ceux de la Koura (Azerbaïdjan et Géorgie), du cours supérieur de l’Amou-Daria (Afghanistan et Tadjikistan), du Dniestr (Moldavie et Ukraine), du bassin du Niémen (Biélorussie et Lituanie) ou encore de celui du Drin (Albanie, Grèce, Monténégro, Kosovo et République de Macédoine).

 En savoir plus (en anglais) sur le site de la CEE-ONU

Mots-clés

Glossaire

  • Interconnexion

    Pour assurer la continuité de l’approvisionnement de la population en eau potable de la meilleure qualité possible et en quantité suffisante, un distributeur doit disposer d’une ou plusieurs interconnexions de secours avec un ou plusieurs réseaux de distributeurs voisins. C’est l’une des solutions qui permet de garantir en permanence la sécurité d’une exploitation en cas d’accident ou en période de crise.

Mot d’eau

  • Jamais la même eau

    « Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau. L’écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissout, tantôt se reforme, et il n’est d’exemple que longtemps elle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde. » (Kamo no Chōmei, poète japonais, 1155-1216, "Hōjōki")


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