Et pas seulement pour boire. C’est le message-clé délivré cette année par les promoteurs de la Journée mondiale de l’eau : tout ce que nous mangeons a besoin de cette ressource pour être produit. Sans elle, point de sécurité alimentaire.
Hélas, au vu des titres des innombrables "célébrations" locales de ce 22 mars, que nombre d’organisateurs ont préféré inscrire sous d’autres thématiques certes aussi importantes les unes que les autres, cet appel risque fort de ne pas recevoir l’écho qu’il mérite.
S’interroger sur les liens entre l’eau et la sécurité alimentaire génère pourtant des questions on ne peut plus concrètes : veut-on vraiment promouvoir des pratiques agricoles qui permettent de produire, avec moins d’eau, de la nourriture en plus grande quantité et de meilleure qualité ?
Veut-on vraiment, tout au long de la chaîne alimentaire qui va des producteurs aux consommateurs en passant par les distributeurs, limiter les immenses gaspillages de nourriture, ce qui se traduirait évidemment par une réelle économie de l’eau prélevée inutilement pour la production d’aliments dont on dit que près de la moitié ne sont finalement pas consommés ?
Veut-on vraiment faire en sorte que les consommateurs puissent apporter leur part de réponse à ces interrogations, par exemple en pratiquant une alimentation basée sur des produits dont la culture et le conditionnement réclament moins d’eau ?
Théoriquement parlant, les solutions existent. Et les experts n’ont pas fini d’en chercher ni d’en trouver de nouvelles encore. Du côté de la FAO, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, on ne cesse par exemple de répéter que "l’agriculture peut utiliser l’eau plus efficacement que ne le font les pratiques actuelles", à condition toutefois que les producteurs changent leur manière de cultiver et d’utiliser l’eau, en particulier dans le domaine de l’irrigation (1). Mais, dans la pratique, on sait aussi que "l’efficience d’utilisation de l’eau d’irrigation augmente lorsque les politiques adéquates sont en vigueur et que les marchés offrent des perspectives intéressantes". C’est là que le bât blesse.
D’aucuns, en Suisse, objecteront peut-être que ce sont là des problèmes qui ne les concernent que de très loin, eux qui vivent dans un pays considéré comme l’un des grands châteaux d’eau de l’Europe. Sauf, d’abord, qu’ils ignorent peut-être ou qu’ils ont oublié que plus des trois quarts de l’eau qui a servi à produire quantité de denrées alimentaires consommées dans ce pays ont été prélevés dans des régions parfois confrontées elles-mêmes à de graves problèmes de manque d’eau. Ce qui interpelle les consommateurs helvètes tant sur leur mode de vie que sur leur coresponsabilité quant à la gestion de l’eau hors de leurs frontières.
Cela dit, la thématique "Eau et sécurité alimentaire" est aussi tout à fait d’actualité pour l’agriculture suisse. Dans un rapport détaillé publié début mars et portant sur la stratégie nationale en matière d’adaptation aux changements climatiques (2), le gouvernement fédéral note que même si les Suisses n’ont pas à craindre aujourd’hui de manquer d’eau, ils vont être confrontés assez vite à des "insuffisances régionales, saisonnières et sectorielles". C’est que les modèles climatiques prévoient pour les étés à venir une diminution marquée des précipitations et des périodes de sécheresse persistantes de plus en plus fréquentes. Autrement dit, les agriculteurs devront irriguer davantage.
Ce rapport avance quelques ébauches de réponse : l’agriculture devrait pouvoir réduire ses besoins hydriques par exemple en exploitant les terres de telle façon qu’elles retiennent mieux l’eau, en cultivant des variétés de produits agricoles peu exigeantes en eau, en optimisant les systèmes de distribution d’eau, en construisant des réservoirs pour l’irrigation ou en tirant meilleur profit des réservoirs naturels et de l’utilisation polyvalente des bassins d’accumulation, voire en adaptant les systèmes de régulation des lacs.
Comment l’agriculture suisse va-t-elle s’adapter aux pénuries d’eau annoncées ? La question préoccupe aussi les chercheurs, ceux qui notamment œuvrent au sein du Programme national de recherche sur la gestion durable de l’eau (PNR 61). Et qui se demandent, dans la foulée, quels seront les impacts des nouvelles pratiques agricoles sur l’environnement et quelles décisions politiques devront être prises pour prévenir ou résoudre les conflits avec d’autres utilisateurs d’une ressource faisant ponctuellement défaut.
Une journée de sensibilisation étiquetée "mondiale" a aussi pour but de nous ouvrir les yeux sur d’autres réalités que les nôtres, en l’occurrence sur le milliard d’humains qui ne mangent pas à leur faim, du fait que nombre d’entre eux n’ont pas droit à l’eau (ni à la terre) qui leur permettrait de cultiver un minimum de produits agricoles de subsistance.
Contrairement à ce que pense le patron de la multinationale Nestlé (3), pour qui le droit à l’eau se limiterait à celle dont l’homme a besoin pour son hydratation et son hygiène, le droit à l’alimentation et à une nourriture suffisante postule également un accès aux ressources en eau. Il y a dix ans déjà, une instance onusienne demandait d’ailleurs explicitement aux États de veiller "à ce que les agriculteurs défavorisés et marginalisés, y compris les femmes, aient accès, dans des conditions équitables, à l’eau et aux systèmes de gestion de l’eau, notamment aux techniques durables de récupération des eaux de pluie et d’irrigation" (4).
En Suisse, plusieurs ONG privées d’entraide tout comme la coopération publique au développement l’ont bien compris, elles qui ont inscrit dans leur programmes prioritaires différentes formes d’appui pour la sauvegarde des écosystèmes aquatiques, l’aménagement de systèmes locaux d’irrigation et autres pratiques agricoles durables qui garantissent la souveraineté alimentaire des populations. Comme l’écrit l’ami béninois Bernard Capo-Chichi dans sa dernière Lettre du Bénin (5) : sans une gestion adéquate des ressources en eau, la sécurité alimentaire est un leurre. Et il serait chimérique, à défaut de volonté politique, de compter sur la seule générosité du ciel.
Bernard Weissbrodt