2012. À Genève, Chambéry et autres lieux qu’avait fréquentés l’écrivain philosophe, une « Année Rousseau » marque le 3e centenaire de sa naissance. L’occasion de se souvenir que le célèbre promeneur solitaire a “toujours aimé l’eau passionnément” et que sa simple vue le jetait “dans une rêverie délicieuse”. Quoique souvent sans objet déterminé, avouait-il.
Durant l’été 1765, Jean-Jacques Rousseau, chassé par les villageois de Môtiers qui jugeaient sa présence indésirable, trouve refuge sur l’île Saint-Pierre. “Les rives du Lac de Bienne sont plus sauvages et romantiques que celles du Lac de Genève,” écrit-il dans les "Rêveries du promeneur solitaire", “parce que les rochers et les bois y bordent l’eau de plus près”. Il faut dire qu’à cette époque, bien avant la correction des eaux du Jura, cette île méritait encore sa qualification insulaire. On ne pouvait alors s’y rendre à pied sec comme c’est le cas aujourd’hui. Certes Rousseau n’y passera guère que deux mois, mais ce fut, à ses dires, le temps le plus heureux de sa vie et il y aurait volontiers passé “deux ans, deux siècles et toute l’éternité” sans s’y ennuyer le moins du monde.
“Quand le soir approchait je descendais des cimes de l’île et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac sur la grève dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l’instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m’offrait l’image : mais bientôt ces impressions légères s’effaçaient dans l’uniformité du mouvement continu qui me berçait.” (Les rêveries du promeneur solitaire, cinquième promenade)
Autre lac, autres sentiments. En quête de décor pour les amours de Julie et de Saint-Preux dans "La nouvelle Héloïse", Rousseau recense les plus beaux lieux qu’il a visités durant son existence. Mais il lui faut un lac et ce sera le Léman, du côté de Clarens : “je finis par choisir celui autour duquel mon cœur n’a jamais cessé d’errer. Je me fixais sur la partie des bords de ce lac à laquelle depuis longtemps mes vœux ont placé ma résidence dans le bonheur imaginaire auquel le sort m’a borné.” (Confessions, livre IX)
“Par une vivacité de jeune homme dont il serait temps de guérir, m’étant mis à nager, je dirigeai tellement au milieu du lac que nous nous trouvâmes bientôt à plus d’une lieue du rivage. Là j’expliquais à Julie toutes les parties du superbe horizon qui nous entourait. Je lui montrais de loin les embouchures du Rhône, dont l’impétueux cours s’arrête tout à coup au bout d’un quart de lieue, et semble craindre de souiller de ses eaux bourbeuses le cristal azuré du lac. Je lui faisais observer les redans des montagnes, dont les angles correspondants et parallèles forment dans l’espace qui les sépare un lit digne du fleuve qui le remplit.” (Julie ou la Nouvelle Héloïse, 4e partie, lettre XVII)
Rousseau n’aime pas que les lacs. Il s’extasie aussi à la vue de la plus humble des fontaines comme du plus mince des cours d’eau. Du côté de la maison des Charmettes et de son verger, sur les hauts de Chambéry où il vivra quelques années, il apprécie “d’un ruisseau fugitif le murmure flatteur”. Un thème qu’il transcrira d’ailleurs dans l’une de ses romances musicales.
“Ruisseau qui baignes cette plaine,
Je te ressemble en bien des traits.
Toujours même penchant t'entraîne :
Le mien ne changera jamais (…)
Ton murmure flatteur et tendre
Ne cause ni bruit ni fracas ;
Plein du souci qu'amour fait prendre,
Si je murmure, c'est tout bas (...)
Tu n'as point d'embuche profonde ;
Je n'ai point de piège trompeur.
On voit jusqu'au fond de ton onde ;
On voit jusqu'au fond de mon coeur."
(Les consolations des misères de ma vie, V)
Infatigable randonneur, Rousseau aime marcher à son aise et s’arrêter quand il lui plaît. “La vie ambulante est celle qu’il me faut”, confesse-t-il. Il lui faut des torrents, pour en contempler l’écume ou pour y lancer des cailloux, se délectant “à les voir rouler, bondir et voler en mille éclats, avant que d’atteindre le fond du précipice”.
“Plus près de Chambéry, j’eus un spectacle semblable en sens contraire. Le chemin passe au pied de la plus belle cascade que je vis de mes jours. La montagne est tellement escarpée que l’eau se détache net et tombe en arcade assez loin pour qu’on puisse passer entre la cascade et la roche, quelquefois sans être mouillé ; mais si l’on ne prend bien ses mesures, on y est aisément trompé, comme je le fus ; car, à cause de l’extrême hauteur, l’eau se divise et tombe en poussière ; et lorsqu’on approche un peu trop de ce nuage, sans s’apercevoir d’abord qu’on se mouille, à l’instant on est tout trempé.” (Les confessions, livre IV)
On pourrait longuement poursuivre cette quête de citations et les passer au crible de l’analyse littéraire et psychologique. Tel n’était pas ici notre but. Sauf à inviter les passionnés de l’eau à profiter de cette année 2012 pour se replonger dans la lecture de quelques-unes des œuvres de Jean-Jacques Rousseau. Et, pourquoi pas ? avec l’un ou l’autre de ses livres dans leur sac de randonnée, de partir dès les premiers signes du printemps sur les traces du promeneur solitaire.
Bernard Weissbrodt