Arnaud Buchs et Marianne Milano
Université de Lausanne,
Institut de géographie et durabilité
Ne pas confondre pénurie en eau, sécheresse et aridité
L’aridité est une caractéristique permanente de certains climats à faible pluviométrie tandis que la sécheresse est un événement hydro-météorologique temporaire lié à un déficit anormal de précipitations. Selon ces définitions, la sécheresse et l’aridité sont donc des phénomènes purement physiques.
À l’inverse, la pénurie d’eau est un phénomène relatif qui naît de la confrontation entre ressources et usages. Il s’agit en effet d’une diminution de la disponibilité des ressources en eau naturelles sur une échelle géographique et temporelle donnée entravant la satisfaction des besoins liés aux usages de l’eau actuels et futurs (sans oublier qu’une altération de la qualité de l’eau peut aussi induire une indisponibilité des ressources pour satisfaire les usages).
Pour appréhender ce phénomène, deux types d’approches peuvent être envisagées. La première considère la pénurie comme un point d’arrivée : elle découlerait de pratiques sociales et institutionnelles liées à des conditions géographiques et historiques particulières. La seconde considère la pénurie comme un point de départ et la définit comme un déséquilibre entre une offre limitée (ressources en eau) et une demande en eau qui progresse en fonction, notamment, du développement socio-économique, de la croissance démographique et de l’expansion des surfaces irriguées.
L’apport des sciences sociales :
comprendre l’avènement de la pénurie
comme un phénomène construit
L’hypothèse de la pénurie comme phénomène construit socialement renvoie à l’idée que la pénurie résulte d’usages et de règles d’appropriation des ressources qui engendrent leur surexploitation et que la pénurie peut être mobilisée comme un « spectre » pour activer des stratégies économiques et/ou politiques, comme la construction d’infrastructures hydrauliques ou le changement de priorités pour l’affectation des ressources. Dans ce cas-là, on parle alors de « discours pénurique ».
Une étude menée dans la région andalouse du Campo de Dalías à Almeria (voir dans la colonne de droite) et retraçant l’évolution des modes d’usage de l’eau de la fin du 19e siècle à nos jours illustre bien ce propos (Buchs, 2012). Cette perspective historique permet en effet de comprendre comment cette région hostile, aride et désertée par les populations est aujourd’hui devenue l’un des premiers fournisseurs de fruits et légumes pour le marché européen, en particulier pour les « tomates de Noël ». Quatre périodes-clés ont pu être ainsi repérées :
– La première va de la Première république (1873) à la fin de la première sous-période du régime franquiste (1939-1959) : elle correspond à la genèse d’un nouveau mode d’usage de l’eau principalement axé sur la grande hydraulique. Face aux crises d’ordres économique, politique et social de la fin du 19e siècle, le mouvement régénérationniste (voir la note dans la colonne de droite) pose les fondements économiques, politiques et idéologiques d’un nouveau mode d’usage de l’eau centralisé, qui plus est piloté par un « chirurgien de fer » capable de « refaire la géographie » du territoire national et d’harmoniser la disponibilité en eau entre les régions. Au cours de cette période, la réalisation d’infrastructures reste toutefois limitée.
– Ce rêve régénérationniste se concrétise au cours de la deuxième période (des années 1950 aux années 1980) : ce mode d’usage, alimenté par un discours pénurique et la dominance de l’ingénierie hydraulique, vise à réduire les disparités hydrologiques et à soutenir une politique économique et territoriale volontariste, notamment dans la province d’Almeria. Cette politique recompose le territoire national (colonisation intérieure) au travers d’infrastructures hydrauliques de plus en plus complexes (transfert du Tage/Segura, grands barrages, forages profonds, réseaux de canaux d’irrigation de plusieurs dizaines de kilomètres), assurant ainsi une augmentation des ressources en eau mobilisables pour satisfaire les besoins, entre autres agricoles. Elle s’accompagne de la diffusion de nouvelles techniques agronomiques (irrigation localisée, cultures sous serres, utilisation de produits phytosanitaires, etc.). Franco, assisté d’un directoire d’ingénieurs, incarne le « chirurgien de fer » et favorise la mise en place d’un mode d’usage qualifié « d’hydrauliciste ».
– La troisième période, à partir de la décennie 1980, est marquée par l’entrée en crise de ce modèle : d’une part – c’est le cas dans le Campo de Dalías – les ressources se raréfient en raison de la surexploitation des nappes ; d’autre part, la centralisation de la politique de l’eau est remise en cause par la multiplication des forages privés et/ou gérés comme des biens collectifs au sein d’associations d’irrigants.
– Enfin, depuis une dizaine d’années, une approche prétendument plus écologique est proposée pour sortir de la crise (le nouveau Plan hydrologique, par exemple, substitue le dessalement de l’eau de mer au transfert de l’Ebre). Ce nouveau mode d’usage de l’eau tend certes à répondre aux limites du précédent mais il n’induit pas pour autant de rupture : il vise toujours à augmenter l’offre en eau. Aujourd’hui, la surexploitation des nappes est estimée à 74 millions de m3/an pour le Campo de Dalías provoquant une baisse conséquente de leur niveau et favorisant les intrusions d’eau de mer.
En bref : l’analyse historique des modes d’usages de l’eau dans la région d’Almeria révèle que la pénurie qui s’y exprime résulte du fait qu’on se représente l’eau comme une ressource illusoirement abondante, dont la disponibilité ne serait contrainte que par le dynamisme des infrastructures hydrauliques. On est encore bien loin d’une eau considérée comme un patrimoine et d’une gestion par la demande.
L’apport des sciences hydrologiques :
caractériser et quantifier la pénurie
Le phénomène de pénurie d’eau peut également être abordé du point de vue des sciences hydrologiques. Celles-ci s’appuient sur des outils de modélisation intégrée des ressources en eau afin de définir leur exploitabilité et/ou le taux de satisfaction des demandes en eau. Cette seconde approche de la pénurie est illustrée ici par une étude (Milano, 2012) menée sur l’un des bassins méditerranéens les plus exposés : le bassin de l’Ebre (voir dans la colonne de droite).
Depuis la fin des années 1970, on observe à l’exutoire de l’Ebre une diminution notable de ses écoulements liés principalement à des bouleversements climatiques (hausse des températures, diminution des précipitations), à l’augmentation de la population (+ 20 %), aux pressions du secteur agricole (le bassin de l’Ebre représente 30 % de la production de viande et 60 % de la production maraîchère du pays) et aux interventions sur le réseau hydrographique du fleuve (234 barrages alimentent en eau les communes et leurs terres agricoles). Selon les prévisions de la Confédération Hydrographique de l’Ebre (CHE), ces pressions anthropiques devraient encore s’accroître.
Ces évolutions d’usages de l’eau seront-elles compatibles avec les changements climatiques et hydrologiques annoncés ? Les demandes en eau pourront-elles encore être satisfaites à moyen terme ? Pour répondre à ces questions, les sciences hydrologiques développent des outils d’évaluation prenant en compte différents paramètres et permettant de définir un indice d’exploitation des eaux.
Selon la méthode d’approche utilisée dans l’étude sur l’Ebre, et compte tenu des règles de gestion établies par la Confédération Hydrographique, il apparaît que les aménagements et les règles de gestion actuellement appliquées permettent de satisfaire entièrement les demandes en eau sur le bassin versant du fleuve.
Mais à l’horizon 2050, les écoulements printaniers et estivaux pourraient diminuer ici et là de 30 à 35 % et les demandes en eau domestiques et agricoles devraient s’accroître de 40 à 60 % dans les régions pyrénéennes. Autrement dit, la satisfaction des demandes en eau agricoles pourrait ne pas toujours être assurée. En été, les demandes en eau des secteurs agricoles seraient satisfaites à hauteur de 45 à 55 % dans les plaines de l’Ebre et de 25 à 45 % dans les plaines pyrénéennes.
Les travaux de modélisation intégrée des ressources en eau permettent de suivre le taux de satisfaction des demandes agricoles et d’identifier les régions les plus vulnérables aux pressions climatiques et/ou anthropiques (voir figure ci-dessous) mais également les secteurs et les saisons pour lesquels des tensions d’usages risquent de se produire. Une étape suivante serait de mener d’autres études prospectives basées sur des scénarios évolutifs contrastés visant à développer des stratégies d’adaptation.
De la nécessité d’une approche interdisciplinaire
pour appréhender la pénurie
comme un phénomène complexe
C’est un fait avéré : le phénomène de pénurie d’eau est communément traité de manière indépendante au sein de chaque discipline. Les études en sciences sociales souffrent souvent de ne pouvoir appréhender les processus hydrologiques et les interactions liées aux usages autrement qu’en reprenant des données produites ailleurs. Quant aux sciences hydrologiques, elles ont tendance à analyser l’influence des stratégies sur les ressources et les demandes en eau, mais à ignorer l’évaluation de leurs coûts et bénéfices de même que leur capacité à être adaptées et mises en œuvre.
Or, ces deux approches sont complémentaires et devraient donc être conjuguées : la première vise à comprendre les aménagements et l’émergence des modes d’usages de l’eau et à accompagner la définition de stratégies, la seconde permet d’intégrer et de représenter les différents aménagements pour définir le potentiel des stratégies et des règles de gestion, afin de réduire les pressions exercées sur les ressources en eau notamment liées aux rivalités d’usage à court et moyen termes. Cette perspective de rapprochement interdisciplinaire fait actuellement l’objet de recherches au sein de l’Institut de géographie et durabilité de l’Université de Lausanne.
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