Les enjeux mondiaux de l’eau pourraient se résumer en une phrase malgré leur grande complexité : l’eau, essentielle à la vie, existe en quantité limitée bien qu’elle se recycle, et les usages humains sont, eux, infinis, surtout quand on prend en compte l’utilisation de l’eau comme « poubelle » de nos nombreux rejets. Bien sûr, beaucoup de nuances s’imposeraient ici mais il reste que le défi auquel nous faisons face en est un de répartition, entre usages et usagers, considérant également l’usage des écosystèmes et de la vie en général.
Les trois expressions réfèrent en quelque sorte, directement ou indirectement à cette problématique de répartition : il y aurait crise de l’eau car la ressource ne peut répondre à tous nos “besoins”. Devant cette situation, le marché pourra garantir une répartition optimale, une “ruée vers l’or ordonnée” pour cette ressource devenue “rare” : c’est la proposition de l’or bleu. Si nous ne nous dotons pas de moyens efficaces pour gérer cette rareté, nous ferons face à des guerres de l’eau.
Or, les plus grands spécialistes de la question l’ont montré : historiquement, les êtres humains n’ont pas eu tendance à entrer en guerre pour l’eau. Selon les auteurEs, on identifiera dans l’histoire quelques rares cas emblématiques de guerre de l’eau : il y a 8000 ans en Mésopotamie, ou bien la guerre des Six jours au Moyen-Orient. Là s’arrête le plus souvent l’énumération. Comme le rappelait Frédéric Julien (*) à l’occasion du 22 mars, journée mondiale de l’eau, la guerre est un moyen excessivement coûteux et incertain pour obtenir l’accès et le contrôle à de plus grandes quantités d’eau. Alors, pourquoi brandir le spectre des guerres de l’eau aujourd’hui ?
En fait, cette manière d’envisager la problématique de l’eau à l’échelle mondiale a pour conséquence de masquer deux angles morts de l’analyse : le premier quant à la définition du problème, au diagnostic, et le second quant aux possibilités d’action. Du point de vue de la définition du problème, cette rhétorique masque le problème des inégalités préalables à la situation dite de crise, internes aux différentes sociétés et entre elles, aussi vieilles sans doute que les sociétés humaines elles-mêmes.
Mais c’est surtout sur le deuxième aspect que nous souhaitons attirer ici l’attention, car il a un effet délétère sur notre capacité à penser politiquement notre propre capacité de débattre, de décider et d’agir. Il nous fait oublier en quelque sorte que nous sommes là précisément au cœur du politique et des exigences démocratiques. Faut-il rappeler en effet que la conflictualité est inhérente à toute réalité sociale et que c’est précisément l’expression de ces conflits qui traverse le débat public, qu’ultimement tranchera la décision politique ?
Le spectre des guerres de l’eau participe et contribue à une tendance plus générale de nos sociétés qui refusent désormais la légitimité du désaccord et du conflit, refusant du même souffle qu’il puisse exister à l’issue du débat des choix de société, des choix politiques. Il transforme ce qui aurait dû relever du débat public en question technique devant être “gérée” et non pas débattue. Cette manière de considérer le conflit comme devant mener inévitablement à la guerre nie d’entrée de jeu le fait que les êtres humains puissent régler leurs conflits pacifiquement, donc politiquement. La Banque mondiale utilisait, elle, une expression moins imagée que celles des guerres de l’eau ou de l’or bleu pour dire la même chose dans son document d’orientation de 1994, affirmant que l’objectif était de “dépolitiser l’allocation des ressources en eau”.
L’image des guerres de l’eau sert ainsi de repoussoir à toute possibilité de débat, d’expression des contradictions et des rapports de force, qui permettrait de déterminer librement dans l’espace politique les termes de la répartition à laquelle il s’agit de procéder devant une ressource limitée qui remplit des fonctions vitales, à la fois pour les êtres humains et les écosystèmes, laissant au marché cette fonction technique de répartition optimale des ressources rares.
… Et pourtant, les ressources en eau douce planétaire pourraient soutenir pratiquement le double de la population actuelle si elles étaient utilisées de manière responsable et durable ! Il importe d’être vigilantEs lorsque nous reprenons ces expressions à la mode.
Sylvie Paquerot
(*) Frédéric Julien, “Le mythe des guerres de l’eau”, Le Devoir, Montréal, 23 mars 2009
– N.B. Cet article de Sylvie Paquerot est également à paraître dans le numéro 30 (été 2009) de la revue indépendante québécoise À bâbord
Sylvie Paquerot est professeure à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa et directrice du Laboratoire d’études et de recherches en sciences sociales sur l’eau (LERSS-eau) de la même Université. Elle est l’auteure notamment de « Eau douce : la nécessaire refondation du droit international » et de « Un monde sans gouvernail : Enjeux de l’eau douce ».