La Suisse a donc connu son deuxième été le plus chaud depuis le début des mesures en 1864, marqué par trois épisodes de canicule et par un manque massif de pluie pendant une longue période. Les statistiques de Météosuisse montrent aussi que le volume de précipitations estivales de juin à août est souvent resté en dessous des références des trente dernières années. Dans certaines régions, notamment en Suisse occidentale, il est tombé moins de 60 % des quantités habituelles de pluie et la recharge des nappes phréatiques pourrait prendre des mois. [1] Journaux, radios et télévisions se sont largement fait l’écho de ces conditions climatiques hors normes, manifestement de plus en plus fréquentes, et de leurs impacts sur l’approvisionnement en eau et sur ses usages. Au-delà des constats ponctuels parfois alarmants, quelques interrogations sous-jacentes qu’on avait peu l’habitude d’entendre ont progressivement émergé. En voici l’une ou l’autre, notées au fil des informations estivales.
Pour cause de stress hydrique et pour économiser l’eau durant la canicule, des communes ont strictement interdit l’arrosage des jardins, le lavage des véhicules et le remplissage des piscines privées, certaines prévoyant de lourdes amendes en cas d’infraction. Ici et là elles ont aussi provisoirement réduit le débit de leurs fontaines publiques, voire fermé leur alimentation. De nombreux cours d’eau de plaine, quelle que soit leur taille, se sont retrouvés en situation d’étiage, pour ne pas dire complètement à sec, et plusieurs stations de mesure ont relevé des températures de l’eau dépassant le seuil des 25 degrés et mettant en péril des populations de poissons. Pour faire face à la sécheresse, plusieurs cantons ont restreint voire interdit le pompage de l’eau dans les rivières, ce qui n’a évidemment pas été sans conséquences pour les paysans et leurs cultures. Faute d’eau suffisante pour le bétail, certains alpages – cela devient presqu’une habitude – ont dû être ravitaillés par hélicoptère alors que des éleveurs faisaient le choix de ramener prématurément leurs troupeaux en plaine. Bref. On laissera aux experts, le moment venu, le soin de dresser un inventaire exhaustif des impacts de la canicule de 2022 sur les ressources en eau, sur les activités humaines qui en dépendent et sur l’environnement et sa biodiversité. Mais il n’est pas inutile de faire écho à quelques-unes des questions auxquelles il faudra bien apporter réponse, si possible sans trop tarder.
Rationner les fontaines ?
Les fontaines publiques n’ont plus l’importance vitale qu’elles avaient jadis, lorsque les réseaux d’adduction d’eau n’arrivaient pas encore dans les maisons. Leur première fonction est aujourd’hui essentiellement esthétique : elles embellissent cités et villages. Mais ici et là on voit aussi qu’elles retrouvent le caractère rassembleur et convivial qu’elles avaient un peu perdu. Pourtant, c’est au moment où l’on en avait le plus besoin pour se rafraîchir et s’hydrater, en pleine canicule, que certaines municipalités ont décidé de leur couper l’eau. Pour entre autres, a-t-on lu, "sensibiliser le public aux économies des ressources naturelles et de l’énergie" [2].
Pour pallier le gaspillage, il existe cependant d’autres solutions sans doute moins connues du grand public mais qui ont déjà fait leurs preuves : depuis quelques années déjà, et dans plusieurs villes, les services de l’eau ont en effet entrepris d’installer dans des fontaines ornementales des dispositifs de circulation d’eau fonctionnant en circuit fermé. Certes l’eau de ces grands bassins devient impropre à la consommation et cela implique d’y adjoindre une borne d’eau potable. Mais jusqu’ici ce type d’investissement s’est révélé largement rentable, en termes d’économie d’eau et de rationalité financière. [3] Ce qui n’était pas prévu, c’est désormais la perspective de restrictions dans la consommation d’électricité. Faudra-t-il aussi en priver les fontaines qui en ont besoin pour leur approvisionnement en eau ? L’hiver approchant, elles seront de toute façon mises au repos.
Comment constituer des réserves d’eau ?
Est-il possible d’anticiper les sécheresses et de prévenir les pénuries d’eau ? Dans le domaine de l’eau potable, nombre de collectivités ont d’ores et déjà décidé de coordonner leurs systèmes d’approvisionnement : en cas de problème, elles peuvent alors faire appel à leurs voisines via des réseaux intercommunaux. La réponse n’est pas aussi simple lorsqu’il s’agit de stocker les ressources en eau dont on a besoin en été pour irriguer les cultures, garantir le bon fonctionnement d’une multitude d’activités économiques ou récréatives, voire maintenir un minimum de débit dans les rivières. Peu importe leurs noms : bassins de rétention, retenues collinaires ou autres. Ces aménagements artificiels ont pour but de stocker un maximum d’eaux de pluie, de fonte de neige ou de ruissellement lorsqu’elles sont abondantes et de les utiliser lorsque surviennent les pénuries. Cette solution fait largement débat entre celles et ceux qui estiment que ces retenues sont absolument nécessaires à la survie de l’agriculture et qu’elles concernent donc tout le monde ; que c’est au contraire une fausse bonne idée car elles ne font qu’aggraver le mal, empêchent la recharge des nappes phréatiques et freinent la transition vers des pratiques agricoles moins gourmandes en eau [4].
De l’eau potable à tout va ?
La conjonction des grosses chaleurs et du manque d’eau a dangereusement impacté de nombreuses rivières qui ont connu des étiages records et de fortes hausses de température. Si l’on en croit la Fédération suisse de pêche, il s’en est suivi une mortalité piscicole d’une ampleur historique. Pour enrayer le péril, le canton de Genève a même pris une mesure inédite en injectant de l’eau potable en continu dans un de ses petits cours d’eau, la Drize. Son débit n’était plus que d’un litre par seconde et son taux d’oxygène devenait critique. Alexandre Wisard, directeur du Service du lac, de la renaturation des cours d’eau et de la pêche, a expliqué qu’approvisionner une rivière en eau potable n’est certes pas - écologiquement et financièrement parlant - une solution durable : "Mais c’était la seule solution. Nous n’avions pas le temps. C’était une urgence absolue."
Cette intervention, tout à fait ponctuelle, en a surpris plus d’un, mais elle s’inscrivait dans une interrogation plus générale quant à l’utilisation de l’eau potable pour l’irrigation des cultures ou l’arrosage des parcs. "Les agriculteurs ont raison de soulever ce problème, d’autant que l’eau potable leur coûte cher", a expliqué Antonio Hodgers, conseiller d’État en charge de l’Environnement, dans une interview de la Tribune de Genève : "On pourrait utiliser de l’eau non traitée, mais le problème, c’est que ce sont les cultures maraîchères qui ont le plus besoin d’eau et qu’elles sont toutes situées dans la même région, loin du lac. Or investir dans un réseau d’eau alternatif coûte beaucoup plus cher que d’utiliser de l’eau potable." Et de tenir le même raisonnement quant à l’idée d’avoir un réseau alternatif jusque dans les immeubles ou pour la voirie : "le jeu n’en vaut pas la chandelle". [5]
Des barrages à usages multiples ?
S’interroger sur l’opportunité de créer des retenues d’eau, c’est renvoyer à la question du bon usage des nombreux barrages et lacs artificiels qui occupent le paysage suisse depuis des décennies. "Ils ont été construits, au siècle dernier, pour une seule et unique utilité : produire de l’hydroélectricité. Et c’est encore leur vocation actuelle" rappelait début août le journal Le Temps qui n’y va pas par quatre chemins pour annoncer que cette vision-là est caduque : "Le multi-usage de l’eau, que ce soit pour l’eau potable ou encore l’irrigation, deviendra la norme. La renégociation des concessions hydrauliques, qui arrivent à leur terme, va accélérer cette transition." [6] Ce que confirme Stéphane Maret, directeur général des Forces motrices valaisannes, interrogé par le quotidien : "D’ici 2050, ou même avant, il y aura des moments durant l’année où il sera certainement plus judicieux d’utiliser un mètre cube d’eau stocké dans un barrage comme eau potable ou pour l’irrigation plutôt que pour la production d’électricité."
Jusqu’à présent, la Suisse a pratiquement ignoré ce type de barrages à usages multiples alors qu’il en existe déjà de très nombreux par le monde, sur tous les continents. On mentionnera toutefois le barrage du Rawyl et le lac de Tseuzier, dans la région de Crans-Montana, en Valais : cet ouvrage hydroélectrique est également utilisé comme bassin de stockage d’eau pour l’eau potable, l’irrigation, l’arrosage des golfs et l’enneigement artificiel. Il est évidemment beaucoup plus compliqué de gérer un barrage multifonctions qu’un équipement uniquement dédié à la production hydroélectrique. Mais c’est aujourd’hui le genre de défi à relever dans tous les domaines qui font appel aux ressources en eau et qui, pour prévenir les conflits en cas de pénurie, réclament une concertation active et permanente entre tous les usagers et tous les acteurs concernés.
Et le prix de l’eau ?
On pouvait s’attendre à ce que cette question surgisse un jour ou l’autre : si l’eau se fait plus rare par temps de canicule, son prix va-t-il augmenter ? Sur ce thème, l’émission d’actualité 10 vor 10 de la Télévision suisse alémanique a recueilli trois avis. "Si l’eau devait se raréfier de manière générale, les prix augmenteraient également. Parce que la majeure partie des coûts d’infrastructure et d’exploitation sont liés à l’approvisionnement en eau." (Christoph Niederberger, directeur de l’Association des communes suisses). "On pourrait imaginer qu’en été, lorsqu’il y a pénurie, le prix de l’eau augmente, mais de manière échelonnée, en fonction de ses diverses utilisations." (Christoph Hugi, professeur à la Haute école spécialisée du Nord-Ouest de la Suisse). Pour Stefan Meierhans, Préposé fédéral à la surveillance des prix, il convient d’abord de miser sur des interdictions, par exemple pour les piscines privées ou le lavage des voitures. "S’il est alors vraiment nécessaire d’appliquer un système de tarifs différenciés, ce qui m’importe, c’est de savoir ce qui se passe ensuite avec le supplément d’argent qui est encaissé". [7]
De manière plus globale, peut-être faudra-t-il un jour, comme le suggère un chercheur français, Nicolas Roche, professeur à Aix-Marseille Université, changer de modèle de tarification de l’eau et y inclure sa valeur environnementale : "L’enjeu est de fixer un prix de la ressource en fonction de sa disponibilité et de ses usages. Bien sûr, les usages vitaux comme, l’hygiène ou l’alimentation doivent rester gratuits. Mais il devient envisageable de rendre payant la ressource pour les usages de confort ou récréatifs, comme l’arrosage des pelouses." [8]
Bernard Weissbrodt