Jeunes vendeuses
de ’pure water’
En ville, de jeunes déscolarisés, des garçons mais surtout des filles, s’adonnent à la vente de sachets d’eau glacée pompeusement appelés "pure water" selon la terminologie importée du Nigéria voisin où la pratique est ancienne et de plus grande ampleur. Mais gare à la qualité de l’eau, vraiment pas garantie ! Le sachet s’achète à 10 francs CFA (1,5 centime d’euro) et est revendu refroidi à 25 CFA. La vente se fait à la criée dans les quartiers, dans les marchés et sur les chantiers de construction, dans les aires de jeu et dans les lieux de cérémonies, de mariage et d’enterrement. Les milieux ruraux connaissent aussi ces porteuses de "pure water", parfois de très jeunes filles mais aussi des femmes adultes. Un seau d’eau plastique de 20 litres sur la tête, une mesure d’un quart de litre à la main, on les croise là où la précarité de l’eau est vécue au quotidien, y compris dans des agglomérations secondaires. Elles profitent du vide laissé par l’administration locale en matière d’approvisionnement en eau pour se faire un peu d’argent.
Tenancières de maquis
Elles sont légion, les femmes qui en ville comme en milieu rural gagnent leur vie en cuisinant plats de riz, d’akassa et autres pâtes et bouillies à base de mil ou de maïs et les mettent au menu des "maquis", ces restaurants très fréquentés à midi et où les repas sont à la portée d’à peu près toutes les bourses, sortes de fast-food urbains à l’africaine.
Ces maquis sont de gros consommateurs d’eau potable : pour la boisson et pour la préparation de la nourriture, pour l’hygiène des mains et pour la vaisselle. Cette eau, bon marché, provient souvent de l’un de ces nombreux "postes d’eau autonomes" qui ces dernières années se sont multipliés dans les localités béninoises à l’initiative de propriétaires privés. Sinon la corvée d’eau est assurée par des femmes économiquement plus faibles, entre 25 et 30 ans, recrutées et payées à la journée.
Dame Armande, la quarantaine, mariée et mère de quatre enfants, est vendeuse de bouillie de mil ("koko-non") à Akonaboè, quartier périphérique de Porto-Novo. Dans bien des ménages béninois, la bouillie tient lieu de petit-déjeuner et tout le monde l’apprécie, sucrée ou consommée avec de l’arachide grillée. Chaque jour, ce sont 40 à 60 litres de bouillie qu’elle livre à ses clients, mais cela nécessite quelque 300 litres d’eau qui ne coûtent pas trop cher à Dame Armande. C’est ainsi qu’elle gagne l’argent dont elle a besoin pour élever ses enfants, payer le loyer de la famille et venir en aide à son chômeur de mari.
Maraîchères en eaux saumâtres
À mi-chemin entre Cotonou et Porto-Novo, les deux plus grandes villes du Bénin, la localité de Seme-Kpodji est fière de son vaste domaine maraîcher de plusieurs centaines d’hectares. Il est mis à la disposition des jeunes désireux de s’investir dans la production agricole, histoire d’éponger un tant soit peu les problèmes récurrents et préoccupants du chômage. Plusieurs coopératives ou groupements de jeunes et de femmes, soit quelque deux à quatre mille personnes souvent sans formation préalable, s’y sont installés et cultivent une grande variété de légumes.
Une vingtaine de jeunes femmes y ont créé un groupe d’entraide baptisé "alodononzo" (solidarité). Elles sont venues au maraîchage surtout par nécessité et s’activent depuis cinq ans sur un hectare et demi de terrain. Durant les mois les plus chauds, il leur faut arroser leurs cultures plus de trois fois par jour avec des équipements de fortune. C’est donc pendant la saison des pluies que leurs activités sont les plus intéressantes.
"Dans le maraîchage, explique Judith, la présidente du groupement, c’est l’eau qui figure en première place de nos préoccupations. Ici elle est certes bien disponible car la nappe souterraine n’est qu’à quatre mètres de profondeur, mais elle est saumâtre à cause de la proximité de la mer. Elle est corrosive, ronge les objets et les récipients de métal, et parfois même la peau. On ne peut donc pas la consommer."
De fait, le sol de ce périmètre maraîcher paraît singulièrement pauvre et dépourvu d’humus, ressemblant à une sorte de "tonneau des Danaïdes". On n’y manque pas d’eau, mais elle est de très mauvaise qualité. Et l’on peut même dire qu’en raison de sa pollution elle ne convient pas au maraîchage.
Dame Lali est venue au maraîchage par passion, mais sans aucune formation : "le sol de notre périmètre est poussiéreux et sablonneux. Il ne retient pas l’eau, c’est une véritable passoire. Ce n’est qu’en saison des pluies que la situation est favorable aux cultures mais le maraîchage craint les inondations. Celles de 2016 ont été catastrophiques et elles nous ont empêchées d’être actives pendant trois mois. Nous n’avons reçu aucune aide de nulle part".
"Le maraîchage prend tout notre temps et nous ne pouvons rien faire d’autre à côté, dit Julie. Et pourtant on ne peut pas dire que la rentabilité de notre travail soit à la hauteur de nos attentes. Cela représente beaucoup d’investissements en temps et en argent pour presque rien du tout. Les maraîchères sont victimes à la fois de la concurrence des pays de la sous-région et de la spéculation des gros commerçants de la place. Ils nous prennent les légumes à des prix dérisoires et les revendent très cher. Parfois même ils les bradent car ils manquent d’installations pour les conserver."
On l’aura compris : les femmes d’Alodononzo ne lésinent pas sur leur labeur et sont très courageuses. Mais elles ont déjà le regard tourné ailleurs. Car elles veulent absolument améliorer leurs conditions de travail pour faire mieux et plus.
Du manioc à la farine de gari
À l’intérieur du pays, à Savalou, depuis pas mal d’années déjà, des femmes sont à l’œuvre dans une quarantaine de groupements ou de coopératives qui assurent la transformation du manioc en farine. Appelé gari en langue locale, ou tapioca, ce type de fécule fait entre autres partie des aliments de base de l’Afrique occidentale (sans parler de l’Amérique latine ou de l’Asie). Le gari se consomme de plusieurs façons et il faut le déguster soi-même pour comprendre pourquoi il est bien présent dans les repas quotidiens. Il est entré aussi dans les proverbes du genre : "ne mets pas de sable dans mon gari". En clair : ne compromets pas mes projets de carrière.
Dame Djèto, la trentaine et quatre enfants, travaille depuis son adolescence dans l’une de ces coopératives de Savalou, où le gari est un label reconnu de grande qualité. Elle explique comment cette transformation, de la coupe du manioc dans les champs au produit fini et conditionné pour la vente au marché, requiert au moins trois jours de travail assidu. Et qu’il faut aussi de l’eau de bonne qualité et en quantité suffisante, soit 750 litres pour 100 kilos de farine, qui plus est dans une région où les ressources en eau sont plutôt précaires. Car une fois épluché, le manioc doit être lavé, rincé deux ou trois fois à grande eau avant de passer au moulin, puis à la presse. Le produit pâteux qui en ressort est délayé et bien essoré. On le laisse fermenter et on le passe enfin à la cuisson. Au final, il est croustillant, fin et blanc comme neige.
Alors, cette eau qui doit être d’une grande propreté, où la trouve-t-on ? "Dans les forages, explique Dame Djèto. Et elle a les qualités requises : douce, sans saveur, sans odeur, sans matières en suspension. Ces forages ne sont pas légion, ce qui explique pourquoi tout le monde part à l’assaut des rares points d’eau. Toutes les coopératives connaissent ce genre de problèmes : elles doivent disposer d’un puits sur les lieux mêmes de la transformation du manioc ou à proximité."
Cet usage de l’eau a évidemment un prix. Le coût d’un forage moderne varie dans la région de 700’000 à un million de CFA (de 1000 à 1500 euros). Pour les divers processus de transformation du manioc en farine, il faut compter 4000 CFA (6 euros) pour l’eau consommée à chaque préparation de gari, ce qui en soi n’est pas très cher. Mais il ne faut pas oublier le temps et les efforts consentis pour s’approvisionner.
Reste un problème non (encore) résolu : l’élimination correcte des eaux usées qui résultent des différentes phases de fabrication du gari, en particulier lors du lavage et du rinçage du manioc épluché. Ces eaux sont corrosives, voire toxiques, donc nuisibles à la santé des gens, des animaux et de l’environnement. Pour le moment, elles sont simplement déversées dans des trous perdus.
Reportages, texte et photos :
Bernard Capo-Chichi, Porto Novo (Bénin)