L’eau a longtemps été considérée comme un bien commun. Peut-on en faire un bien économique géré selon la logique du marché comme si elle appartenait à ceux qui n’ont reçu que le droit de l’utiliser ? Certainement pas, répond Pedro Arrojo Agudo, rapporteur spécial des Nations Unies sur les droits de l’homme à l’eau potable et à l’assainissement. S’il rejette fermement ce type d’argumentation, c’est parce que cela met en danger à la fois l’exercice des droits humains, en particulier pour ceux qui vivent dans la pauvreté, et la durabilité des écosystèmes aquatiques.
Dans un rapport qui a été transmis à l’Assemblée générale des Nations Unies [1], l’ancien professeur de l’Université espagnole de Saragosse et éminent expert en matière de gestion de l’eau, nommé rapporteur spécial de l’ONU en 2020, s’inquiète du fait que le commerce des droits d’utilisation de l’eau sur les marchés érode gravement la notion d’eau comme bien commun et affaiblit le rôle de l’État en tant que garant de l’intérêt général. Il appelle donc les gouvernements à se demander si traiter l’eau comme une marchandise ou l’abandonner à la spéculation financière des marchés à terme est vraiment un outil approprié pour faire face aux pénuries de cette ressource menacée notamment par les changements climatiques.
La réponse personnelle de Pedro Arrojo Agudo est sans équivoque : « il est plus que jamais nécessaire que tous les pays reconnaissent explicitement l’eau potable et l’assainissement comme des droits de l’homme, gèrent l’eau comme un bien public et encouragent l’adoption d’une législation globale sur l’eau selon le principe de durabilité et une approche fondée sur les droits de l’homme » (paragraphe 83).
La valeur de l’eau va au-delà
de la logique du marché
Alors que durant des siècles l’eau était regardée comme un don de la nature, la multiplication de ses nouveaux usages grâce aux innovations techniques (entre autres la construction de canaux pour le transport de marchandises et celle de barrages pour l’irrigation ou l’hydroélectricité) a fait que les valeurs productives de cette ressource ont au fil du temps relégué au second plan celles qui ne sont pas monnayables (la santé, la cohésion sociale, la durabilité des écosystèmes, l’exercice des droits humains, etc.).
De ce point de vue, on peut dire que la Conférence internationale sur l’eau et l’environnement de 1992 à Dublin a marqué un tournant décisif [2]. Tout en affirmant que l’eau est indispensable à la vie, au développement et à l’environnement, elle a officiellement reconnu que « l’eau, utilisée à de multiples fins, a une valeur économique et devrait donc être reconnue comme bien économique » et que cela devrait permettre son utilisation efficace et sa répartition équitable.
Mais, note le Rapporteur spécial de l’ONU, ces nouvelles pratiques marchandes qui obéissent aux règles de l’offre et de la demande ont eu pour conséquences notamment que l’eau a été de moins en moins perçue comme un bien public, que des États ont peu à peu perdu leur capacité de garantir l’accès de leurs citoyens à l’eau potable et à l’assainissement, que la priorité accordée aux usages personnels et domestiques a pu être ici et là remplacée par l’achat de droits (avec le risque parfois de prix abusifs et de tarifs inabordables pour les plus démunis), et que des écosystèmes aquatiques sont désormais gérés selon les lois du marché comme s’ils étaient un utilisateur parmi d’autres.
Pedro Arrojo Agudo met également le doigt sur deux problèmes censés être traités comme des problèmes de pénurie par le biais des marchés d’eau mais qui, loin d’être résolus, se sont aggravés, à savoir : la surexploitation des aquifères et l’allocation de droits d’eau qui dépassent la disponibilité réelle et durable de la ressource.
DES PRIORITÉS À RESPECTER
Le Rapporteur Spécial est d’avis qu’il est nécessaire d'établir des priorités juridiques pour les différentes utilisations et fonctions de l'eau :
{« Il faut accorder la plus haute priorité à l’eau pour la vie, dans les utilisations et les fonctions qui soutiennent la vie en général et en particulier, la vie et la dignité des personnes. Le deuxième niveau de priorité doit être l’eau dans les fonctions, services et activités d’intérêt public. L’eau comme levier de développement économique doit être gérée à un troisième niveau de priorité. Enfin, les utilisations de l’eau qui mettent en danger la vie et la santé publique doivent être proscrites. »} (paragraphe 22).
Quand la ressource est livrée
à la spéculation financière
Deux autres tendances commerciales plus récentes préoccupent le Rapporteur spécial : d’une part l’entrée de l’eau sur les marchés à terme et d’autre part la financiarisation des infrastructures d’eau, d’assainissement et d’hygiène. Dans les deux cas, il s’agit par le biais de stratégies spéculatives de garantir un maximum de profit dans un laps de temps le plus court possible. Ici l’événement qui sert de référence à toute cette problématique date du 7 décembre 2020. Ce jour-là, un indice à terme négociable sur le prix de l’eau a été lancé à la Bourse de Chicago, une première dans l’histoire des institutions financières.
On manque certes encore de recul pour analyser en profondeur les impacts d’une telle décision. Mais il est possible de s’en faire une première idée si l’on tente une comparaison avec les marchés à terme de produits alimentaires qui, eux, existent depuis une vingtaine d’années. On a pu voir que cela ne faisait qu’augmenter la volatilité des prix de ces produits plutôt que de les stabiliser.
Pedro Arrojo Agudo en conclut que « si la dynamique spéculative des marchés à terme devait avoir un impact sur le prix de l’eau sur le terrain, comme on l’a vu pour les denrées alimentaires, ces coûts devraient se répercuter sur les redevances d’eau et d’assainissement, ce qui augmenterait le risque de non-paiement et de coupures d’eau parmi les plus pauvres et, par conséquent, des violations des droits de l’homme à l’eau et à l’assainissement ».
Pour une gouvernance démocratique de l’eau
Dans ses conclusions et recommandations, le Rapporteur spécial insiste sur l’urgence et la nécessité, pour tous les pays, de contrer la logique du marché et de la spéculation financière et de développer une gouvernance démocratique de l’eau avec une double priorité : d’une part mettre en œuvre le droit pour tout être humain d’avoir accès à l’eau potable et à un assainissement digne de ce nom, et d’autre part veiller à la durabilité des écosystèmes aquatiques. Concrètement, cela signifie que les gouvernements devraient entre autres :
– adopter et renforcer les règlements concernant les accords de concession des ressources en eau pour que celles-ci soient gérées « comme un bien public fondamental pour la vie et la santé plutôt que comme une marchandise qui peut être échangée » ;
– promouvoir pour cela des systèmes de gouvernance démocratique, transparents et ouverts à la participation publique, de manière à « évaluer si ces marchés sont au service de l’intérêt public et déterminer s’ils doivent être supprimés ou réglementés plus strictement » ;
– empêcher que l’eau comme bien public soit gérée sur les marchés à terme comme un actif financier selon la logique spéculative qui prévaut dans ces marchés, car ces pratiques constituent « une menace pour les droits de l’homme à l’eau potable et à l’assainissement de ceux qui vivent dans des conditions de pauvreté et de vulnérabilité ».
Pedro Arrojo Agudo rejette sans concession les arguments selon lesquels les marchés à terme permettraient de lutter efficacement contre les pénuries d’eau et autres impacts hydrologiques des changements climatiques. La réponse adéquate pour faire face immédiatement au réchauffement de la planète passe selon lui par différentes stratégies d’adaptation (renaturation des écosystèmes aquatiques, protection des aquifères, innovations technologiques, réglementations sociales et environnementales, etc.) et une approche fondée sur les droits de l’homme.
Pour lutter contre le changement climatique, dit-il encore, il faut aussi tirer les leçons du Covid-19. Cette dure expérience de la pandémie a mis en évidence la nécessité de renforcer les systèmes de santé publique, sans but lucratif et sans laisser personne de côté. Qui dit santé publique dit également accès à l’eau et à l’assainissement qui en sont la pierre angulaire. En d’autres mots : « l’affectation prioritaire de fonds publics au renforcement des systèmes de santé publique et des services d’eau et d’assainissement est un impératif démocratique ». (bw)