"L’hydraulique est une valeur sûre… Il faut lui redonner la force qu’elle mérite… Comment alors sauver nos barrages ?" La presse suisse n’a pas manqué, dans ses titres, d’aligner certitudes et interrogations lorsque les parlementaires fédéraux ont entamé, début décembre, la révision de la loi sur l’énergie. Quelques repères dans un débat loin d’être clos.
Au lendemain de la catastrophe nucléaire de Fukushima, le gouvernement et le parlement suisses avaient en 2011 pris la décision d’abandonner progressivement l’énergie nucléaire. Ce qui devrait donc se traduire - en principe, mais les volte-face politiques sont toujours possibles - par la mise hors service, à la fin de leur durée d’exploitation, des cinq centrales nucléaires existantes, sans qu’il soit prévu de les remplacer par de nouvelles installations.
Cela signifie aussi que si la Suisse ne veut pas mettre en danger la sécurité de son approvisionnement en électricité, elle doit absolument, et dans un délai raisonnable, c’est-à-dire d’ici le milieu du siècle, transformer radicalement son système énergétique. Le gouvernement s’est alors attelé à formuler deux ans plus tard une nouvelle stratégie (1) dont les principaux objectifs visent à réduire la consommation d’électricité et d’énergie, à augmenter la part des énergies renouvelables (dont l’énergie hydraulique) et à freiner les émissions de dioxyde de carbone (CO2).
Les distorsions du marché pénalisent la compétitivité de la grande hydraulique
Mais, dans leurs plans, les stratèges n’avaient pas suffisamment pris en compte une autre et brutale réalité, à savoir l’effondrement des prix de gros sur les marchés européens de l’électricité. Il faut savoir en effet que pour encourager le développement des nouvelles énergies renouvelables, éoliennes et solaires, l’Allemagne, qui elle aussi a opté pour la sortie du nucléaire, ne lésine pas sur les milliards d’euros de subventions, et continue de faire rondement turbiner ses vieilles centrales thermiques à charbon et à lignite qui lui ont fourni l’an dernier, et à bon marché, près de 45 % de son électricité.
Cette politique énergétique allemande a pour effet de casser les prix sur les marchés européens de l’électricité et, en Suisse, de détourner les distributeurs de la production nationale : tous calculs faits, ceux-ci au bout du compte préfèrent évidemment acheter du courant bon marché hors des frontières plutôt que chez leurs fournisseurs locaux traditionnels qui le leur vendent beaucoup plus cher. Pour les producteurs suisses d’électricité, la situation est devenue un véritable casse-tête et les oblige à repousser à d’éventuels meilleurs lendemains leurs projets d’investissements et de développement de leurs installations.
Cela a incité l’Office fédéral de l’énergie à étudier de près la rentabilité de 25 projets de grandes centrales hydrauliques, d’ores et déjà planifiés mais pas encore réalisés. Dans leur rapport, publié en décembre 2013, les experts constatent que, d’un point de vue économique, "les investissements dans la construction et dans le développement de grandes centrales ne sont pas rentables à l’heure actuelle" et que les décisions dans ce domaine "sont actuellement étroitement liées à l’évolution future des marchés de l’électricité européens et de leurs conditions-cadres, de la demande en électricité ainsi que des prix du pétrole, du charbon, du gaz et du CO2". (2)
Dans ces conditions, concluent-ils, la première chose à faire aujourd’hui est de corriger les distorsions du marché européen qui pénalisent la compétitivité de la grande hydraulique. Mais, si la Suisse entend néanmoins aller de l’avant dans son développement, il convient alors d’envisager des mesures d’encouragement.
La grande hydraulique en quête de soutien étatique
Cette idée, une commission ad hoc du Conseil national (Chambre du Peuple) l’a non seulement majoritairement reprise à son compte, mais est allée plus loin en proposant, entre autres variantes, la possibilité pour l’État de soutenir par des contributions d’investissement le développement et l’extension des installations hydroélectriques de plus de 10 mégawatts. Pour la simple et bonne raison, explique l’un de ses rapporteurs, qu’aucun investisseur ne peut construire une nouvelle installation dont le prix de revient s’élève à 14 centimes le kilowattheure lorsque le prix du marché est à 5 centimes. (3)
Début décembre, le Conseil national a entamé la révision de la Loi sur l’énergie et le débat autour d’un premier paquet de mesures s’inscrivant dans la Stratégie énergétique 2050 du gouvernement. Sur le fond, tout le monde ou presque est sans doute d’accord sur le principe avancé par un député fribourgeois : "avec 56 pour cent de l’électricité fournie dans notre pays par la force hydraulique, nous ne pouvons pas nous permettre de ne pas continuer d’investir dans cette production qui est le pilier de notre sécurité sur le plan de l’approvisionnement en électricité. Nous devons mettre en place des conditions-cadres qui permettent aux détenteurs des ouvrages de pouvoir continuer à investir dans de nouvelles installations, à les rénover et à en assurer la maintenance." (4)
C’est dans le détail que les choses se compliquent. Dans les mois qui viennent, il s’agira pour les deux Chambres du Parlement de trouver coûte que coûte des terrains d’entente et d’échafauder patiemment des compromis à plusieurs niveaux :
- entre ceux qui estiment que l’on ne peut pas subventionner massivement les énergies renouvelables sans prendre en compte leur rentabilité et ceux qui argumentent sur le fait que les producteurs ont absolument besoin, ne serait-ce que provisoirement, d’un coup de pouce substantiel puisqu’il ne leur est pas possible aujourd’hui d’aller de l’avant sans perdre de l’argent ;
- entre ceux qui pensent qu’il ne faut pas augmenter la manne fédérale car les blocages d’aujourd’hui sont davantage imputables à la multiplication sur le terrain d’oppositions de toutes sortes, écologistes et autres, et ceux qui réclament des garde-fous pour que les gains énergétiques ne se fassent pas au détriment de l’environnement ;
- entre ceux qui exigent que chacun y mette du sien - les producteurs et les distributeurs (dont on attend qu’ils réduisent leurs coûts) et les consommateurs (à qui le gouvernement pourrait faire payer un supplément de facture de 2,3 centimes par kilowattheure), mais aussi les collectivités publiques (les cantons et les communes qui bénéficient de redevances hydrauliques ne devraient-elles pas revoir à la baisse le montant de leurs droits d’eau compte tenu de la situation ?) – et ceux qui craignent que les cantons de montagne doivent eux-mêmes, faute de soutien fédéral suffisant, assumer le développement de leur industrie hydroélectrique.
Le débat sur les différents scénarios de subventionnement de l’énergie hydraulique risque d’être long, et mouvementé sans doute, mais le monde politique ne pourra pas non plus faire abstraction de la place centrale que la Suisse occupe de ce point de vue au cœur du continent. "Elle est idéalement située pour être la ’batterie’ de l’Europe", commente le professeur Michaël Aklin, de l’Université de Pittsburgh (USA) : "Il s’agit dès lors de repenser et de revaloriser le rôle des barrages. A l’heure actuelle, la Suisse n’utilise qu’environ 31% de son potentiel hydraulique. Les barrages peuvent jouer un rôle clé dans la stabilisation du réseau électrique en étant utilisés pour réguler la consommation de l’électricité à tout moment de la journée et en stockant le surplus de production du renouvelable par le pompage-turbinage. Ce rôle a une valeur pécuniaire et politique qu’il s’agit de faire fructifier." (5)
Bernard Weissbrodt
(1) Conseil fédéral, Message relatif au premier paquet de mesures de la Stratégie énergétique 2050 (Révision du droit de l’énergie) et à l’initiative populaire fédérale « Pour la sortie programmée de l’énergie nucléaire (Initiative ‹Sortir du nucléaire›) », 4 septembre 2013, Voir >
(2) Office fédéral de l’énergie (OFEN), Perspectives de la grande hydraulique en Suisse, 12 décembre 2013 Voir >
(3) Roger Nordmann, procès-verbal de la séance du Conseil national du 2 décembre 2014 Voir >
(4) Jacques Bourgeois, ibidem.
(5) Michaël Aklin, "La Suisse doit reprendre l’initiative en Europe avec une politique énergétique proactive", dans le journal Le Temps du 31 octobre 2014.