Si le recul de la biodiversité préoccupe les chercheurs de l’Institut Fédéral Suisse des Sciences et Technologies de l’Eau (Eawag), c’est parce que les espèces les plus menacées sont précisément celles qui vivent dans des milieux aquatiques ou à proximité. Qu’il s’agisse, entre autres, d’inventorier des espèces de poissons, de promouvoir la revitalisation des cours d’eau ou d’innover en matière de gestion des eaux urbaines, la plupart des départements de l’Institut ont inscrit la thématique de la biodiversité dans leurs programmes de recherche, ce qui implique aussi une approche interdisciplinaire. La newsletter spéciale de l’Eawag, datée de novembre 2021, propose une série d’articles dédiés à la biodiversité aquatique. On trouvera ici une brève présentation de quelques-uns des champs de recherche décrits dans cette newsletter. [1]
Par biodiversité - faut-il le rappeler ? - on entend la diversité de la vie, des gènes, des espèces et des milieux naturels. En Suisse, ces trois niveaux sont en recul depuis plus d’un siècle et la situation est très loin d’être satisfaisante : de sérieuses menaces pèsent sur la moitié des milieux naturels et sur un tiers des espèces, et la diversité génétique de nombreuses espèces sauvages ne cesse de s’appauvrir. En cause, notamment : le morcellement des territoires, la surexploitation, la pollution sous toutes ses formes, le changement climatique mais aussi la multiplication des espèces invasives. [2]
Qu’en est-il plus particulièrement de la biodiversité des milieux aquatiques ? « La situation est encore pire que pour la biodiversité terrestre, répond le professeur Christoph Vorburger, directeur du département Écologie aquatique à l’Eawag. C’est certainement la conséquence des fortes modifications subies par les milieux. En Europe, il n’existe pratiquement plus de rivières dont le cours est totalement naturel. »
Si de nombreuses espèces ont autrefois disparu parce que la qualité de l’eau était insuffisante, la prise de conscience de ces problèmes depuis plusieurs années a tout de même débouché sur des résultats incontestables. Ce que reconnaît le biologiste : « En matière de nutriments, la qualité de l’eau s’est nettement améliorée en comparaison avec les grandes pollutions de la seconde moitié du XXe siècle, surtout dans les grands fleuves. Mais la diversité des habitats dans les cours d’eau ne se modifie que très lentement. Actuellement, on investit certes massivement dans les revitalisations, mais renaturaliser deux kilomètres de fleuve est un immense projet qui avance lentement. » [3]
Les mutations du lac de Constance
Durant le 20e siècle, le lac de Constance - situé à la frontière entre l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse et l’un des plus grands réservoirs subalpins - a subi d’importantes mutations imputables en particulier à l’enrichissement des eaux en substances nutritives d’origine agricole et d’eaux usées domestiques, ce qui a eu pour effet d’accroître la production de planctons (eutrophisation) et d’accélérer la croissance de la faune piscicole. La tendance s’est inversée à partir du moment où des mesures ont été prises pour lutter contre ce phénomène par le biais de nouvelles réglementations relatives à l’usage de phosphates dans les lessives, à l’utilisation des engrais de ferme et au traitement des eaux usées.
Des études ont montré par exemple que des féras âgées de deux ans seulement (au lieu de l’âge moyen normal de plus de trois ans) avaient pu être pêchées durant la période d’eutrophisation. Avec le retour à une situation plus équilibrée, il n’est pas rare désormais de pêcher des féras de 7 à 8 ans. Les chercheurs ont noté également une modification de la composition des espèces de poissons : l’épinoche est aujourd’hui beaucoup plus fréquente dans le lac de Constance et représente pas moins de 70 à 90 pour cent de la population piscicole en eau libre.
Autre mutation lacustre : outre l’épinoche, les chercheurs ont recensé une bonne trentaine d’espèces végétales et animales étrangères à la région qui ont été introduites parfois depuis longtemps dans le lac de Constance, qui se sont fortement multipliées et ont finalement colonisé une partie des espèces indigènes. Parmi elles, la moule zébrée tout d’abord, et depuis peu la moule quagga qui prolifère, faute de prédateurs. Cette nouvelle espèce invasive a des impacts à la fois positifs et négatifs sur le lac. D’une part elle filtre l’eau de manière efficace et améliore nettement sa qualité. Mais en freinant la production d’algues elle prive de nourriture les poissons du lac, en particulier ceux qui intéressent les pêcheurs. Dans l’état actuel, reconnaît Piet Spaak biologiste et responsable d’un projet interdisciplinaire baptisé SeeWandel (lac en mutation), il n’existe pas de vraie réponse à ce genre de problèmes : « nous ne pouvons pas faire grand-chose de plus pour l’instant qu’observer en détail la situation et la documenter ». [4]
Un nouvel outil pour découvrir le monde aquatique
Comment peut-on observer le plancton, cette infinité de minuscules organismes qui vivent en suspension dans l’eau des lacs et qui sont quasiment invisibles à l’œil ? Jusqu’à présent, cela se faisait manuellement en recueillant laborieusement des échantillons d’eau depuis une embarcation puis en les analysant en laboratoire, ce qui parfois pouvait prendre plusieurs mois.
Cette méthode traditionnelle pourrait bien être remplacée assez rapidement par une nouvelle technologie. Une équipe multidisciplinaire de l’Eawag a en effet développé « l’Aquascope », une caméra sous-marine associée à un logiciel intelligent. Un équipement de ce type a déjà été installé à trois mètres de profondeur dans le Greifensee, à une dizaine de kilomètres de Zurich. Il fournit toutes les heures de nouvelles images à très haute résolution et le logiciel, alimenté au préalable avec des milliers de photos de plancton, est capable d’identifier les organismes vivants repérés par la caméra. Il est donc possible d’observer le plancton quasiment en direct et de donner rapidement l’alerte en cas par exemple de prolifération d’algues toxiques. [5]
La biodiversité dans les eaux souterraines
Les eaux souterraines ont aussi leur écosystème et leur biodiversité. Si on en parle peu, explique Roman Alther, auteur principal d’une étude menée sur ce thème par une équipe de recherche de l’Eawag, c’est parce que « les connaissances sur la diversité des organismes souterrains sont encore fragmentaires, même dans un pays comme la Suisse où la faune est assez bien étudiée. » [6]
Ces chercheurs ont pour ambition de dresser un état des lieux des eaux souterraines à l’échelle nationale et de voir comment la présence d’organismes dans ces eaux pourrait servir d’indicateur de leur qualité (par comparaison, les laboratoires recourent déjà très fréquemment à des indicateurs biologiques pour contrôler la qualité des eaux de surface).
Leur travail a déjà permis de découvrir plusieurs espèces indigènes d’amphipodes, de minuscules crustacés dont la taille est de l’ordre de quelques millimètres. Dans la famille des niphargus qui vivent dans des cavernes aquatiques, ils ont par exemple formellement identifié une nouvelle espèce jusqu’ici inconnue des scientifiques, le Niphargus arolaensis, l’amphipode des eaux souterraines de l’Aar.
Une des particularités de cette étude est que pour recueillir des échantillons d’eaux souterraines, les chercheurs ont fait appel à des fontainiers qui pour cela devaient suivre un protocole très précis à l’aide d’un matériel spécial fourni par l’Eawag. La suite du projet prévoit d’ailleurs de développer cette approche connue sous le nom de sciences citoyennes ou participatives où il est fait appel à des acteurs sans qualification scientifique professionnelle. [7]
Les lacunes de l’action politique
La biodiversité est-elle réellement prise en compte dans les décisions politiques ? Des chercheurs de l’Eawag et de l’Institut fédéral de recherche sur la forêt, la neige et le paysage (WSL) se sont posé la question. Après avoir rassemblé et analysé pas moins de 440’000 documents de l’administration fédérale, ils en ont finalement retenu 7’000 ayant un rapport significatif avec la biodiversité. Leur intention, explique Ueli Reber, politologue à Eawag, était de « rendre visible l’importance de la biodiversité en politique, comment l’intérêt pour ce sujet s’est développé et dans quels domaines subsistent encore des angles morts. »
Ce chercheur note que si l’intérêt politique pour la biodiversité est resté plus ou moins constant depuis une vingtaine d’années, certains thèmes, comme les zones protégées, sont passés en arrière-plan alors que d’autres, comme le loup, ont été fréquemment abordés. Il apparaît d’autre part que des mesures de protection de la biodiversité discutées au parlement ne figurent pas forcément dans les textes de loi qu’il adopte au final. Autrement dit, « la cause n’avance pas ».
Pour Ueli Reber, il semble évident qu’en dehors des questions environnementales et agricoles la biodiversité n’est pas encore un sujet d’actualité pour le monde politique suisse alors qu’il serait pertinent de s’en préoccuper dans des domaines comme celui de l’urbanisme, des transports, de l’énergie ou de la santé. Sa conclusion : « la protection de la biodiversité ne pourra être efficace que lorsque l’importance de la diversité des espèces sera reconnue par ces différents secteurs et contextes politiques ». [8]