AccueilÀ la Une

15 mars 2019.

« Ne laisser personne de côté »

22 mars : Journée mondiale de l’eau

C’est un slogan à la mode depuis que l’ONU l’a mis en exergue dans son Programme de développement durable à l’horizon 2030 : l’engagement des gouvernements de la planète à faire en sorte que "nul ne reste à la traîne" est désormais régulièrement repris en chœur par nombre d’organisations de la sphère internationale officielle et de la société civile. On ne s’étonnera donc pas qu’il serve aussi, cette année, de thème à la traditionnelle Journée mondiale de l’eau du 22 mars. Mais, au-delà de cette formule qui relève pour le moins de la méthode Coué, comment faut-il comprendre cet impératif qui postule, selon le vocabulaire onusien, "que ceux qui ont été laissés à la traîne puissent rattraper ceux qui ont connu de plus grands progrès" ? [1]

"Nous aspirons, disaient les chefs d’État et de gouvernement réunis à New York en septembre 2015, à un monde juste, équitable, tolérant et ouvert, où les sociétés ne fassent pas de laissés-pour-compte et où les besoins des plus vulnérables soient satisfaits" et "nous promettons de ne laisser personne de côté dans cette formidable quête collective (…) Les plus défavorisés seront les premiers que nous nous efforcerons d’aider." [2]

Les États ont toutefois la mémoire courte. En 1977, les quelque 150 pays qui participaient à la première grande conférence internationale organisée par les Nations Unies à Mar del Plata, en Argentine, s’étaient déjà engagés à "fournir à tous les habitants d’ici à 1990 une eau de bonne qualité et en quantité suffisante, ainsi que des installations sanitaires de base, en accordant la priorité aux pauvres et aux moins privilégiés et aux régions déficitaires en eau". [3]

40 ans plus tard, et bien qu’entre temps (en 2010) l’ONU a aussi très officiellement reconnu que l’accès à l’eau potable et à l’assainissement est un droit humain fondamental, le constat reste sans appel : 2,1 milliards de personnes, soit 30% de la population mondiale, n’ont toujours pas accès à des services d’alimentation domestique en eau potable (844 millions d’entre elles ne bénéficient même pas d’un service d’approvisionnement élémentaire) et plus du double (4,5 milliards) ne dispose pas de services d’assainissement gérés en toute sécurité. [4]

Certes, au cours des dernières décennies, des centaines de millions de personnes de par le monde ont enfin pu accéder à des sources d’eau de meilleure qualité et améliorer leur état de santé ainsi que leur niveau de vie - il convient de saluer comme il se doit cet immense effort de solidarité - mais durant le même temps des centaines de millions de laissés-pour-compte, c’est-à-dire les plus pauvres, n’ont bénéficié d’aucune embellie de leur développement personnel et collectif.

Plus encore, notent des experts du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), les inégalités se sont aggravées : "sans un changement de cap explicite, les populations les plus délaissées continueront donc probablement d’être exclues du développement mondial (…) et en 2030 les laissés-pour-compte auront probablement accumulé davantage de retard encore par rapport au reste de la société, pris au piège des mêmes dénuements et des mêmes handicaps que ceux qu’endurent aujourd’hui les pauvres et les marginaux." [5]

Qui sont donc ces laissés-pour-compte ?

Le PNUD, précisément, a identifié plusieurs facteurs-clés, parfois cumulatifs, qui permettent d’une part de comprendre qui est laissé pour compte et pourquoi, et d’autre part de réfléchir à ce qui pourrait et devrait être entrepris, comme le demande la résolution onusienne de 2015, "pour que nul ne reste à la traîne", en particulier dans le domaine de l’accès à l’eau potable et à l’assainissement.

  • La discrimination : "Qui que vous soyez, où que vous soyez, l’eau est votre droit humain" proclame l’un des messages de la journée mondiale du 22 mars. Or il est clairement avéré, dans de nombreux pays, que certaines catégories de gens ne peuvent exercer pleinement ce droit fondamental. Il faudrait parler ici des personnes âgées et des handicapés, des nomades, des sans-abris et des migrants, et de bien d’autres laissés-pour-compte en raison de leur appartenance ethnique ou de leur classe sociale, de leur religion ou de leur orientation sexuelle, etc. Mais ce sont les filles et les femmes qui, les premières, paient sans doute le plus lourd tribut aux discriminations : non seulement les pénibles corvées quotidiennes d’approvisionnement en eau les privent d’accès à l’éducation ou les empêchent d’avoir d’autres activités plus valorisantes, mais le manque d’installations sanitaires domestiques les expose également à toutes sortes de violences physiques, mentales et sexuelles.
  • Le milieu de vie : si on est pauvre et que de surcroît on vit dans des régions périphériques ou montagneuses, arides ou au contraire régulièrement inondées, ou alors dans des zones urbaines polluées ou gangrénées par la criminalité, on est d’autant plus vulnérable. De ce point de vue, les statistiques mondiales sur l’accès à l’eau montrent une disparité flagrante entre les populations des zones urbaines et rurales, celles-ci étant nettement défavorisées. Mais même à l’intérieur des villes, on constate aussi de grands écarts entre les zones dites résidentiels et les habitats informels qui connaissent une croissance telle que les services publics n’arrivent pas à répondre efficacement aux besoins.
  • La gouvernance : là où l’état de droit est faible ou injuste, note le PNUD, il est illusoire de vouloir recourir à des procédures judiciaires pour faire valoir ses droits. Les populations pauvres et marginalisées n’ont pas voix au chapitre et les ressources auxquelles elles pourraient prétendre profitent d’abord à des minorités de privilégiés : "ce n’est qu’au niveau local, et encore ! que les laissés-pour-compte peuvent chercher à influer sur les décisions qui les concernent". Faut-il rappeler que l’accès à l’eau est d’abord et quoi qu’on en dise un problème de gouvernance et non de disponibilité de la ressource ? En 2006 déjà, un rapport du PNUD [6] soulignait le fait que "la crise de l’eau trouve son origine dans la pauvreté, l’inégalité et des rapports de force inéquitables, ainsi que dans des politiques de gestion de l’eau inadaptées qui en aggravent la rareté".
  • Le statut socio-économique : "l’eau, les installations et les services doivent être d’un coût abordable pour tous", dit un commentaire officiel de l’ONU. "Les coûts directs et indirects qu’implique l’approvisionnement en eau doivent être raisonnables, et ils ne doivent pas compromettre ou menacer la réalisation des autres droits [sociaux, économiques et culturels]". Or c’est un fait avéré que non seulement l’approvisionnement en eau pèse lourdement sur le budget des populations pauvres et limite leur pouvoir d’achat pour satisfaire d’autres besoins essentiels, mais que les ménages qui n’ont pas d’accès à des réseaux d’eau potable paient celle-ci bien plus cher que ceux qui sont raccordés car ils doivent faire appel à des livreurs à domicile ou autres intermédiaires qui pratiquent des tarifs nettement plus élevés que ceux des services publics.
  • La résilience : les personnes pauvres et marginalisées sont beaucoup plus exposées et moins résistantes que d’autres lorsqu’elles sont confrontées à des situations extrêmes de crises économiques, de conflits armés, de déplacements de populations, d’épidémies, de catastrophes naturelles ou de dégradations de leur environnement. Pour ne prendre qu’un exemple, celui des guerres, c’est un fait, disent les organisations humanitaires, que "le manque d’eau potable tue souvent autant de personnes que les balles et les bombes".

Le défi démesuré des inégalités

Au tournant du siècle, l’ONU s’était donné pour objectif de réduire de moitié, avant 2015, le pourcentage de la population qui n’avait pas accès à l’approvisionnement en eau potable ni à des services élémentaires d’assainissement. Au final, le bilan officiel se voulait presque euphorique concernant l’accès à l’eau, mais il est permis de douter de la fiabilité des chiffres avancés. Par contre il ne fait aucun doute que les promesses concernant l’accès à l’assainissement n’ont pas été remplies.

À présent il importe donc, disent les mêmes instances, de garantir ces services de manière équitable à toutes et à tous en ne laissant personne de côté [7]. C’est l’un des 17 objectifs à atteindre d’ici 2030, dont le premier englobe tous les autres, à savoir : "éliminer la pauvreté sous toutes ses formes et partout dans le monde".
Hélas, les données les plus récentes fournies par le PNUD n’incitent guère à l’optimisme [8].

En trois décennies, le développement humain – qui ne se mesure pas qu’en termes quantitatifs de croissance ou de décroissance économique mais qui prend en compte la santé, l’éducation, la liberté et autres critères qualitatifs de "bien-être" – a globalement marqué des points un peu partout dans le monde, mais depuis quelques années il marche au ralenti : "les progrès ne sont ni linéaires ni garantis, les crises et les défis peuvent inverser les gains". Dans de nombreuses régions, les conflits restent la norme plutôt que l’exception et les reculs que connaissent alors les pays en crise - on pense ici à la Syrie ou à la Libye par exemple - pénaliseront probablement plusieurs générations à venir avant qu’ils ne retrouvent les niveaux de développement antérieurs aux violences.

Le plus grand frein à la réduction de la pauvreté et au développement humain, selon le PNUD, il faut le chercher dans les inégalités, à commencer par la plus flagrante d’entre elles, entre les hommes et les femmes : "compte tenu des taux de progrès actuels, il faudra peut-être plus de 200 ans pour combler le fossé économique entre les sexes sur la planète". Les disparités en matière d’emplois et de revenus ne sont pas les seules en cause. Elles s’incrustent dans tous les domaines de la vie quotidienne qu’il s’agisse d’avoir accès par exemple à de réelles opportunités de formation, à des facilités de crédit ou à de nouveaux outils technologiques. Ces inégalités ne constituent pas seulement une injustice. Elles sont également dangereuses de par leurs possibles conséquences néfastes sur la cohésion sociale et sur la qualité des institutions et des choix politiques. Et donc sur le développement de l’humanité, à tous les sens du mot.

Bernard Weissbrodt




Notes

[1Sur le même thème, voir l’article aqueduc.info Eau et assainissement pour tous en 2030 ? consacré à l’édition 2019 du Rapport annuel mondial des Nations Unies sur la mise en valeur des ressources en eau.

 Précision de vocabulaire : généralement les documents de l’ONU utilisent en anglais le mot "behind" pour qualifier la situation des personnes défavorisées, délaissées, marginalisées, voire abandonnées par les sociétés dans leur marche vers le progrès économique et social. L’expression No one must be left behind - littéralement : personne ne doit être laissé à l’arrière (ce qui induit une notion de retard qui il y a quelques décennies a déjà fait l’objet de vifs débats entre sociologues) - a été traduite par ne laisser personne de côté dans la version officielle francophone de la résolution de 2015 concernant les Objectifs de développement durable et par ne laisser personne pour compte dans l’édition 2019 du Rapport mondial sur la mise en valeur des ressources en eau. Les deux expressions ont à peu près le même sens dans le langage courant. On notera cependant que la première (de côté) paraît souligner davantage une approche qualitative et sociale de la marginalisation alors que la seconde (pour compte) renvoie plutôt à des notions quantitatives et économiques de la pauvreté.

[2Nations Unies, Résolution 70/1 : Transformer notre monde : le Programme de développement durable à l’horizon 2030, adoptée par l’Assemblée générale le 25 septembre 2015.

[3Report of the United Nations Water Conference, Mar del Plata, 14-25 March 1977, E/CONF.70/29.

[4Organisation mondiale de la santé (OMS), Communiqué de presse du 12 juillet 2017.

[5"What does it mean to leave no one behind ?". A UNDP discussion paper and framework for implementation, July 2018. D’autres développements du présent article s’inspirent de ce très intéressant document de référence (en anglais).

[6PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 2006. Au-delà de la pénurie : pouvoir, pauvreté et crise mondiale de l’eau. Voir les articles aqueduc.info correspondants.

[8UNDP, Human Development Indices and Indicators, 2018 Statistical Update.

Mots-clés

Glossaire

  • Interconnexion

    Pour assurer la continuité de l’approvisionnement de la population en eau potable de la meilleure qualité possible et en quantité suffisante, un distributeur doit disposer d’une ou plusieurs interconnexions de secours avec un ou plusieurs réseaux de distributeurs voisins. C’est l’une des solutions qui permet de garantir en permanence la sécurité d’une exploitation en cas d’accident ou en période de crise.

Mot d’eau

  • Jamais la même eau

    « Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau. L’écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissout, tantôt se reforme, et il n’est d’exemple que longtemps elle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde. » (Kamo no Chōmei, poète japonais, 1155-1216, "Hōjōki")


Contact Lettre d'information