En l’an 2000 - explique Frank Rijsberman, qui dirige au Sri Lanka l’Institut international de gestion des ressources en eau (IWMI) - on prédisait de façon inquiétante qu’un tiers de la population mondiale serait affecté de pénurie d’eau avant 2025. Les recherches menées par son Institut montrent que la situation est plus catastrophique encore, puisque cette proportion est d’ores et déjà dépassée. Il est donc grand temps, dit-il, de changer de stratégie si l’on veut faire face à des crises de pénurie d’eau telles qu’on voit déjà en Inde, en Chine, ou dans le bassin du Colorado en Amérique du Nord.
L’étude menée pendant cinq ans par quelque 700 experts du monde entier, coordonnée par l’IWMI et publiée comme une évaluation globale de la gestion de l’eau dans l’agriculture (Comprehensive Assessment of Water Management in Agriculture), se livre à un examen critique des politiques et des usages de l’eau dans le secteur agricole durant les cinquante dernières années.
Elle montre, dit encore Frank Rijsberman, « qu’un quart de la population mondiale vit dans des bassins fluviaux où l’eau est physiquement rare et surexploitée, où les gens sont affectés par les conséquences environnementales de la baisse des niveaux des eaux souterraines et des rivières qui s’assèchent et n’atteignent plus la mer. Et qu’un autre milliard de gens vit dans des bassins fluviaux où l’eau est économiquement rare, c’est-à-dire qu’elle est certes disponible dans les rivières et les aquifères, mais que les infrastructures font défaut pour que les populations puissent l’utiliser. »
Autrement dit, alors que l’accès à une eau de qualité sûre et en quantité suffisante représenterait un pas décisif pour que 800 millions de personnes du monde rural puissent sortir de la pauvreté, davantage de personnes encore, qui dépendent des rivières, des lacs et des zones humides, risquent d’y retomber à cause de la baisse des réserves d’eau souterraine, de la perte de droits d’accès à l’eau, de la pollution, des inondations et de la sécheresse.
Une calorie, un litre d’eau
Pour David Molden, qui a dirigé cette étude, « si l’on veut nourrir de plus en plus de gens et réduire la malnutrition, on a trois possibilités : soit on multiplie les pratiques d’irrigation en détournant plus d’eau vers l’agriculture et en construisant davantage de barrages, ce qui représentera un coût majeur pour l’environnement ; soit on augmente la surface des terres cultivées grâce aux pluies, avec les conséquences prévisibles en termes de déboisements massifs et de destructions d’habitat ; ou alors on fait plus avec l’eau qu’on a déjà. Avec chaque goutte d’eau, on devrait donc produire plus de grains, plus de viande et plus de poisson.”
Accroître la productivité de l’eau constitue un vrai gros défi, surtout dans les régions qui, comme la savane africaine, sont pauvres en eau. Mais c’est un défi qui peut être relevé grâce notamment à l’ extension et à l’amélioration de l’agriculture pluviale, à l’introduction de variétés de céréales adaptées aux faibles quantités d’eau, à l’amélioration des techniques d’irrigation économes en eau.
Il faut se rappeler, disent les experts de l’IWMI, qu’en règle générale, chaque calorie consommée dans l’alimentation exige environ un litre d’eau pour sa production. L’agriculture utilise jusqu’à 70 fois plus d’eau pour la production alimentaire que celle utilisée pour la boisson ou les usages domestiques (cuisine, lessive, bain, etc). Concrètement, l’eau nécessaire à la production alimentaire quotidienne en Thaïlande est d’environ 2’800 litres par personne et par jour, soit 40% pour les céréales, 20% pour la viande et le reste pour les légumes, les fruits, le sucre et l’huile. Les Italiens, eux, ont besoin de 3’300 litres par personne et par jour : la moitié pour du jambon et du fromage, un tiers pour des pâtes et du pain.
Des gagnants et des perdants
Il semble évident que la consommation de viande et de poisson devrait à l’avenir jouer un rôle décisif dans l’utilisation de l’eau, mais, estime David Molden, leur importance est remarquablement sous-estimée dans la gestion des ressources en eau. Il faudra donc, pense-t-il, faire des choix souvent difficiles à faire. « Notre étude montre que si un tiers de la population mondiale fait face à une pénurie d’eau, ce n’est pas parce qu’il n’y a pas assez d’eau, mais à cause des choix que font les gens. »
Il faudra imaginer des compromis entre la ville et le monde rural, entre la production alimentaire et la protection de l’environnement, entre les pêcheurs et les paysans. De toutes façons, il n’y a simplement pas assez d’eau pour répondre à tous les besoins. Là où tous les usages de l’eau ont déjà été répartis, donner de l’eau à un groupe impliquera que l’on prive d’eau un autre groupe : « finies les situations où chacun tire une part de bénéfice, dans la plupart des cas il y aura des gagnants et des perdants. Si on n’en parle pas ouvertement dès à présent et si on ne fait pas les choix qui s’imposent, alors toujours plus de gens, surtout les pauvres, et l’environnement, continueront d’en payer le prix.” (Source : communiqué CGIAR)