En 2004, le Musée national suisse, marquant à sa manière le 150e anniversaire d’étranges découvertes faites au bord du lac de Zurich, avait déjà monté une exposition similaire pour tenter d’expliquer le pourquoi et le comment de cette fascination des Suisses pour ces « palafittes » d’antan (habitations construites sur des pieux au-dessus des eaux).
Le Laténium remet le couvert avec le secret espoir que la Suisse romande à son tour revisite ces idées toutes faites. Le Musée d’archéologie d’Hauterive-Neuchâtel, implanté dans un majestueux paysage lacustre, s’y prête d’autant mieux qu’il rassemble nombre de découvertes faites sur le site tout proche de La Tène qui a donné son nom à la civilisation celtique du deuxième âge du fer.
L’exposition s’accompagne d’un catalogue, « Visions d’une civilisation engloutie », rédigé par l’un des meilleurs connaisseurs de cette thématique, Marc-Antoine Kaeser, et dont les nombreuses et riches illustrations constituent un précieux complément au petit ouvrage de vulgarisation qu’il avait précédemment écrit sur le sujet.
« Un mythe à part entière »
« C’est la nation lacustre qui, pendant vingt siècles peut-être, a préparé notre sol pour la civilisation qu’il porte aujourd’hui », écrivait en 1862 le géographe français Élisée Reclus. Cet avis résume bien l’atmosphère qui régnait alors : les découvertes de vestiges d’habitats villageois dont on pensait, compte tenu des savoirs de l’époque, qu’ils avaient été construits au-dessus des lacs, avaient suscité non seulement l’enthousiasme des savants mais aussi une sorte de fièvre populaire. On fouillait les sites littoraux en quête de quelque objet évocateur du temps jadis, on en faisait collection et commerce (y compris de faux), sans parler des illustrations et peintures, chants et poèmes, qui consolidèrent peu à peu cette vision de l’histoire.
Outre les représentations symboliques de l’univers de l’eau que ces découvertes réveillaient subitement, le contexte politique de l’époque permet aussi d’expliquer cet engouement. On est au milieu du 19e siècle, la Suisse a connu des graves crises internes et se doit d’apaiser les forces centrifuges en les fédérant sous une nouvelle identité nationale. Le mythe inédit des villages lacustres arrive au meilleur moment. Les légendes de Guillaume Tell s’essoufflent et les résistances montagnardes ne sont pas bien vues des pionniers de la modernité industrielle. Les villages lacustres par contre ont tout pour séduire : ils renvoient les Suisses à leur Eden originel d’avant toute division, ils vantent une forme de coexistence où tout le monde vivait visiblement sur un même pied d’égalité et qui plus est dans un espace protégé, loin des rives ennemies. La Suisse, un îlot au milieu de l’Europe, le cliché prend forme…
C’est alors un mythe historique à part entière, écrit Marc-Antoine Kaeser, un mythe conforme à la définition qu’en donnent les anthropologues, à savoir qu’il ne sert pas « à expliquer le passé, mais à donner un sens au présent » et que ce qui importe n’est pas tant la conformité scientifique que la pertinence sociale et culturelle. Appliqué à la Suisse, précise-t-il, le mythe des cités lacustres signifiait que « si les Suisses modernes voulaient continuer à alimenter le progrès pour atteindre un idéal futur, il leur fallait continuer à travailler dur, se contenter de peu, dédaigner les plaisirs faciles, demeurer unis et ne pas céder aux chants des sirènes autocratiques ou socialistes ».
« Les mythes ne meurent jamais pour de bon »
Il faudra attendre plusieurs décennies, pour ne pas dire un siècle, pour que la communauté scientifique se mette d’accord, non sans peine, sur la réfutation des théories lacustres et de l’interprétation erronée de l’histoire que l’on avait tant exaltée. En fait, ces villages lacustres n’ont jamais existé. Ils étaient généralement construits sur terre ferme, à l’écart de l’eau et non au-dessus. Les aménagements sur pilotis était une manière de se préserver de l’humidité et des crues. Et, surtout, ces habitations présentaient une très grande diversité, en fonction des techniques disponibles et des particularités de leur environnement immédiat.
Reste, si l’on en croit Marc-Antoine Kaeser, que le mythe lacustre tient bon, quand bien même les images traditionnelles semblent perdre de leur impact. L’imaginaire s’adapterait aux nouvelles donnes, entre autres celle de l’écologie et du respect de la nature et de l’environnement. La référence à une forme d’organisation humaine située à l’intersection d’écosystèmes différents serait en effet porteuse d’incitations à des pratiques de développement endogènes et durables. Il se pourrait même que les chercheurs continuent, à travers leurs travaux de vulgarisation, de véhiculer bien malgré eux l’un ou l’autre des messages idéologiques de ce mythe tenace. Tant il est vrai que lorsqu’on tente de visualiser ces habitats littoraux, « ce sont souvent les anciennes représentations du ‘village lacustre’ idéal qui nous viennent spontanément à l’esprit ». Au grand désespoir des archéologues ? (bw)
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