Le récent Forum mondial de l’eau réuni à Dakar [1] a certes lancé un énième appel à la communauté internationale pour qu’elle garantisse le droit à l’eau et à l’assainissement pour tous et pour qu’elle accélère son application, mais l’actualité nous rappelle de manière cruelle que la pauvreté, la guerre, la sécheresse et autres calamités ne cessent de creuser le fossé entre les discours, aussi bienveillants soient-ils, et les dramatiques conditions de vie de centaines de millions de personnes de par le monde. En 2010, les Nations Unies ont officiellement reconnu que le droit à l’eau potable et à l’assainissement est un droit humain fondamental [2]. Douze ans plus tard, qu’avons-nous appris de cette résolution qui n’a pas vraiment eu les effets escomptés ? C’est la question que s’est posée un colloque interdisciplinaire organisé fin mars à Genève.
Quand on se préoccupe d’éthique dans le domaine de la gestion équitable et durable de l’eau, comme c’est le cas de l’association genevoise Workshop for Water Ethics (W4W), initiatrice de ce colloque [3], on ne peut que s’interroger sur le peu d’impact qu’ont eu jusqu’à présent, dans la mise en œuvre du droit humain d’accès à l’eau potable, les multiples déclarations, résolutions et autres manifestes des grandes instances internationales. En 2020, selon les données de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), une personne sur quatre n’avait pas accès à de l’eau potable gérée en toute sécurité à son domicile et près de la moitié de la population mondiale était privée de services d’assainissement gérés en toute sécurité.
Le fait est que trop longtemps on a cru que la réponse à ces situations dramatiques passait par des solutions économiques et techniques. Cecilia Tortajada, professeur à l’Université de Glasgow, en Écosse, rappelle par exemple qu’au début des années 2000, un rapport du Fonds monétaire international estimait qu’il suffisait pour cela de mettre en place des mécanismes financiers appropriés et autant que possible de faire payer aux consommateurs le coût réel des services de l’eau. Si aujourd’hui le droit à l’eau est encore un tant soit peu d’actualité, on peut dire que le mérite en revient davantage à des ONG militantes qu’aux professionnels du secteur de la distribution.
Certes on ne voit guère ce qui pourrait contredire le droit à une ressource absolument vitale et de ce fait éthiquement non négociable. La principale question, note l’experte en gestion des eaux urbaines, « ne consiste donc pas à savoir si l’eau est un droit humain, mais comment garantir que tous les êtres humains aient accès à de l’eau propre ». En termes plus concrets : comment faire face à l’escalade de la demande en eau, développer un système de tarification équilibré entre l’offre et la demande, investir dans de nouveaux projets d’approvisionnement, rendre davantage efficaces les institutions du secteur public et encourager la participation du secteur privé ?
Le défi des Objectifs de développement durable
Pour Évelyne Lyons, membre de l’Académie de l’eau, une plateforme française de réflexion et d’échange d’informations sur la gestion de l’eau, la reconnaissance du droit humain à l’eau en 2010 a eu pour principale conséquence d’intégrer la notion de service de l’eau dans le Programme de développement durable de l’ONU à l’horizon 2030 [4] : « La continuité de l’accès à l’eau, dans les conditions de sécurité exigées, implique la responsabilité d’un service dont la fiabilité, la réactivité et la durabilité devront être assurées ».
On notera qu’en termes statistiques, le fait de donner davantage d’importance à la qualité de l’eau et à la proximité des moyens d’approvisionnement plutôt qu’au simple recensement des infrastructures de distribution a eu pour conséquence de multiplier par trois le nombre des personnes ayant un accès insuffisant à l’eau : ce chiffre est passé de 780 millions à plus de 2 milliards.
Évelyne Lyons se réjouit certes, grâce au Programme onusien de développement durable, d’une nouvelle approche « ambitieuse, flexible dans ses méthodes et stimulante pour les États ». Mais, selon elle, cela ne permettra probablement pas encore d’atteindre rapidement l’objectif annoncé d’un accès universel à l’eau et à l’assainissement. L’OMS et l’UNICEF l’ont d’ores et déjà annoncé : « En 2030, des milliards de personnes à travers le monde n’auront pas accès à des services d’approvisionnement en eau potable, d’assainissement et d’hygiène gérés en toute sécurité si le taux de progression actuel n’est pas multiplié par quatre ». [5]
René Longet, ancien député au parlement suisse très au fait des problématiques du développement durable, met lui aussi beaucoup d’espoirs sur ces fameux objectifs onusiens : « plutôt que de se référer à la résolution de l’ONU sur le droit à l’eau, mieux vaut prendre en compte son Agenda 2030 », car celui-ci décrit ce droit de manière adéquate ainsi que ses conditions de réalisation. L’ambition des 17 objectifs de ce programme est en effet de garantir en même temps l’équité dans l’accès aux ressources et leur conservation.
Selon le politicien genevois, « il faut cesser de se bercer de l’illusion que la nature sera toujours résiliente et ses services écosystémiques toujours disponibles. Il s’agit de réapprendre que les ressources à la base de nos existences doivent être gérées avec prudence, dans le respect du bien commun et de tous les intérêts légitimes ».
Plaidoyer pour des considérations éthiques
Après les regards académiques, économiques et politiques, c’est à David Groenfeldt, directeur du Water-Culture Institute de Santa Fe (Nouveau-Mexique, USA), qu’il revenait d’aborder la question du droit à l’eau sous l’angle éthique. Mais, dit-il d’emblée, reconnaître et promouvoir ce droit n’est que la pointe de l’iceberg : « Puisque l’eau est fondamentale à la vie elle-même, ce sont les décisions sur la façon dont elle est gérée et gouvernée qui devraient être guidées par l’éthique ».
Plutôt que de chercher « des solutions magiques pour faire plus avec moins d’eau », il faut se poser la question du pourquoi de sa consommation. Autrement dit, les usages de l’eau présupposent des choix intrinsèquement moraux. Les décisions que l’on prend dans ce domaine ne relèvent pas uniquement de considérations économiques, politiques, juridiques ou sociales : « Les mécanismes institutionnels que les sociétés ont conçus pour régir l’utilisation de l’eau ne peuvent pas être basés sur des conventions parce que ces conventions n’ont pas fonctionné. Nous prélevons de l’eau à des taux insoutenables alors même que sa qualité est sans cesse dégradée par les déchets chimiques et les plastiques toxiques ».
Et l’anthropologue de conclure : il est impératif de veiller à ce que chacun ait accès en toute sécurité à une eau potable salubre. On peut pour cela avancer un argument économique, « mais dans ce cas il n’est pas nécessaire : l’éthique fournit une raison plus puissante de faire ce qu’il faut ».
Bernard Weissbrodt