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20 octobre 2016.

Tohouès, entre crues et décrues du Grand Ouémé

Lettre du Bénin 40

Ouinhi, dans le sud-ouest du Bénin, est l’un des plus grands marchés vivriers du pays. Non loin de là, Tohouès, que l’on peut littéralement traduire par "pays de l’eau", et les sept villages qui forment son arrondissement, sont en contact permanent avec l’eau. Et pour cause : ils se trouvent à proximité de la confluence de la rivière Zou et du fleuve Ouémé qui prend alors le nom d’Ouogbo, "Grand Ouémé", dont les crues et décrues rythment la vie des Tohouènou avant qu’il ne poursuive son cours vers l’Atlantique.

Tohouès, c’est un véritable "trou" qui donne des cauchemars aux fonctionnaires. Un mariage entre l’homme et son milieu naturel, le fleuve. Sans eau potable ni latrines, privés de voies d’accès dignes de ce nom. Les Tohouènou s’y accrochent pourtant comme une ventouse car l’agriculture de décrue représente leur principale source de richesse. Une agriculture de subsistance certes, mais dont l’un des atouts est de ne nécessiter aucun intrant particulier. Les habitants de Tohouès redoutent évidemment les inondations consécutives aux crues mais ils s’en remettent aux "tovoudous", les divinités des eaux, pour que leurs cultures soient toujours plus fructueuses.

C’est généralement en juillet, et plus encore en août, que l’Ougbo sort de son lit et envahit les terres parfois de manière dévastatrice. Hommes et bêtes se réfugient alors dans des habitations sur pilotis et se déplacent d’un point à autre de l’arrondissement sur de petites embarcations de fortune. Ce qui permet aux Tohouènou de s’adonner à la pêche aux carpes, silures et autres lottes.

En novembre, quand s’amorce la décrue du fleuve, les eaux se retirent loin des habitations, laissant une vaste vallée riche en alluvions et bien fertilisée, propice à des activités agricoles qui représentent d’appréciables sources de revenus familiaux. Maïs, légumes, fruits, niébés et haricots sont l’objet de spéculations de toutes sortes sur les marchés environnants et les Tohouènou reconnaissants ne manquent de faire au début de chaque année leurs offrandes rituelles à leurs divinités.

Les crues, dont l’ampleur est la plupart du temps imprévisible, peuvent devenir parfois catastrophiques et meurtrières en cas de pluviométrie abondante. Celles de juillet 2010 sont encore bien présentes dans la mémoire des Tohouènou. Cette année-là, les inondations ont durant trois mois soumis l’arrondissement à un véritable état de siège durant lequel les habitants ont vécu sur barques ou pilotis dans l’attente de la décrue. Elles ont bien évidemment occasionné d’importants dégâts matériels : pertes de récoltes et de cultures. Mais tout cela ne suffit pas à décourager des populations très attachées à cette vallée nourricière car, disent-elles, ces grandes crues sont toujours suivies d’une décrue plus profitable encore aux activités agricoles : "Tohouès, c’est comme les yeux de la tête, ça ne se négocie pas".

L’envers
du décor

Le fleuve, principale source d’approvisionnement en eau domestique, sert hélas aussi de poubelle pour des déchets en tous genres. Il n’est pas difficile d’en deviner les conséquences pour la santé des Tohouènou. L’eau des forages d’eau aménagés çà et là s’est révélée impropre à la consommation, pour les gens comme pour les animaux. Tohouès vit dans l’eau et vit de l’eau certes, mais elle manque d’eau potable. L’électricité et les toilettes sont ici un luxe que ne peuvent s’offrir que quelques privilégiés.

À ce constat, les Tohouènou, qui n’ont guère d’autre choix, répondent par l’humour et l’amertume : "Quand il faut éteindre un incendie, peu importe la qualité de l’eau !". Ce qui ressemble plutôt à une manifestation de dépit et de mécontentement face à l’incurie des pouvoirs publics pour lesquels Tohouès n’existe tout simplement pas.

Le chef d’arrondissement lui-même reconnaît pourtant que sa région recèle bien des atouts économiques et touristiques à développer et à faire découvrir : c’est un vrai grenier de produits agricoles et de pêche. Dans les nombreux cours d’eau et lacs de la commune de Ouinhi on trouve des crocodiles, des hippopotames, des lamantins d’Afrique, et sur leurs berges de nombreuses colonies d’oiseaux, dont les pique-bœufs à bec jaune. Plusieurs sources d’eau thermales et minérales n’attendent également qu’à être mises en valeur.

Un mot encore sur le véritable atout humain de Tohouès : sa jeunesse. L’arrondissement dispose depuis peu d’un collège d’enseignement général fréquenté par quelque 600 élèves, filles et garçons, et qui a sorti ses premiers bacheliers à la fin de la dernière année scolaire. Mais les jeunes non scolarisés – et ce sont de loin les plus nombreux de par la précarité ambiante – n’ont souvent pas d’autre perspective d’avenir que de se livrer au trafic frauduleux de produits pétroliers provenant du Nigeria voisin, de conduire des taxis-motos ou de choisir l’exode vers l’un ou l’autre pays limitrophe.

Texte et photos :
Bernard Capo-Chichi
Porto Novo, Bénin

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Infos complémentaires

Culture de décrue

La culture de décrue remonte très loin dans l’histoire. Les grandes civilisations de la haute Antiquité nées au bord de grands fleuves comme le Tigre et l’Euphrate (en Mésopotamie), le Nil (en Égypte) ou plus loin dans la vallée de l’Indus (dans le sous-continent indien), utilisaient pour leur production agricole l’eau apportée par les crues.

Au fil du temps, les agriculteurs développèrent plusieurs techniques pour faire face notamment au caractère imprévisible des débordements, construisant par exemple des digues et aménageant des bassins pour mieux maîtriser les niveaux et la durée des crues. Ce n’est que bien plus tard que ces techniques furent peu à peu remplacées par l’irrigation proprement dite.

Mais la culture de décrue est encore et toujours pratiquée aujourd’hui dans des contrées arides d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. "Dans les régions qui présentent une saison des pluies très marquée", expliquent Éric Mollard et Annie Walter dans leur ouvrage sur les ’Agricultures singulières’ *, "les fleuves, les lacs, les cuvettes et les bas-fonds se remplissent puis débordent au moment des pluies. Puis l’eau se retire, laissant subsister en début de saison sèche des mares temporaires et des bras morts qui s’assèchent progressivement. La culture de décrue se pratique sur ces terres exondées, en suivant au fur et à mesure le retrait de l’eau. Les semailles ont lieu très tôt, parfois en fin de saison humide, car les plantes subsistent uniquement grâce à l’eau emmagasinée temporairement dans le sol." (bw)

 Éric Mollard et Annie Walter´, Agricultures singulières, IRD Éditions, Montpellier, 2008.
Ouvrage disponible sur books.openedition.org.

Mots-clés

Glossaire

  • Interconnexion

    Pour assurer la continuité de l’approvisionnement de la population en eau potable de la meilleure qualité possible et en quantité suffisante, un distributeur doit disposer d’une ou plusieurs interconnexions de secours avec un ou plusieurs réseaux de distributeurs voisins. C’est l’une des solutions qui permet de garantir en permanence la sécurité d’une exploitation en cas d’accident ou en période de crise.

Mot d’eau

  • Jamais la même eau

    « Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau. L’écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissout, tantôt se reforme, et il n’est d’exemple que longtemps elle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde. » (Kamo no Chōmei, poète japonais, 1155-1216, "Hōjōki")


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