C’est à l’initiative conjointe de la Communauté de l’eau potable de la région urbaine de Grenoble et du Laboratoire Pacte (un centre de recherche regroupant l’Université de Grenoble et le Centre national de la recherche scientifique) qu’avait été convoqué ce colloque à la fois pluridisciplinaire et d’envergure nationale sur "Le service public d’eau potable à l’épreuve du développement durable".
Son ambition déclarée était de faire une synthèse des évolutions constatées en France dans le secteur de l’eau potable depuis deux décennies, de mieux comprendre la manière dont les services publics modifient en conséquence leurs stratégies et de proposer divers outils théoriques permettant de dessiner les mutations encore à venir.
Un colloque ne se résume pas. Surtout lorsque pas moins d’une soixantaine d’intervenants y prennent la parole. Tout au mieux pourrait-on, comme devant une peinture pointilliste, tenter de s’extraire de la juxtaposition des points de vue pour capter leurs possibles convergences, à condition toutefois de prendre assez de recul. Ce qui n’est guère possible à chaud. À défaut, essayons d’en dégager quelques fragments forcément réducteurs.
Les consommations d’eau urbaines sont en diminution constante. Les usages évoluent. Dans les ménages, on est de plus en plus sensible aux comportements anti-gaspillage de même qu’aux performances de nouveaux équipements domestiques plus économes en eau. Le secteur industriel enregistre lui aussi des baisses de consommation. Mais qui dit ventes d’eau en moins, dit aussi affaiblissement des ressources financières des distributeurs. Comment compenser les manques à gagner ?
Les infrastructures vieillissent et leur remplacement s’annonce onéreux. Comme dit Christophe Lime, de la Régie des eaux de Besançon, "la collectivité peut choisir de renouveler plus ou moins rapidement son patrimoine, un renouvellement trop précoce majore le coût du service, trop tardif il fait peser un risque sur la qualité du service". Comment financer les investissements, et comment les amortir ? Avec quelles incidences sur le prix de l’eau ?
Les situations de précarité hydrique se multiplient. La crise économique fait que les factures d’eau pèsent de plus en plus lourdement sur les budgets de certaines familles parmi les plus pauvres au point, faute de paiement, de se voir menacées de coupures d’eau. "Le droit à l’eau, dit Anne Le Strat, présidente d’Eau de Paris, doit aussi être effectif pour les plus démunis, les personnes qui vivent dans un logement indigne, qui en squattent un ou celles qui n’en ont pas". Comment organiser les solidarités, et quelles tarifications proposer qui prennent aussi en compte les impératifs de justice sociale ?
La protection des eaux passe par le respect de nouvelles normes. Les réglementations européennes, signale Rémi Barbier, chercheur à Strasbourg, vont obliger les gestionnaires à diminuer les traitements de purification requis pour produire de l’eau potable et à mettre en œuvre "des politiques de maîtrise de la qualité des ressources qui vont au-delà de la gestion classique des périmètres de protection des captages". Comment relever les défis d’une gestion intégrée qui implique des concertations sur des territoires beaucoup plus vastes, c’est-à-dire ceux des bassins versants ?
Les services publics évoluent eux aussi. On en sait quelque chose à Grenoble qui sert de référence quasi symbolique à tous ceux qui en France remettent en cause le modèle de délégation à des entreprises privées. En 1989, les services de l’eau du chef-lieu de l’Isère avaient été privatisés dans des conditions jugées plus tard illégales et plusieurs décisions de justice avaient ouvert la voie de la remunicipalisation devenue effective en l’an 2000. Paris a repris le même type de gestion en 2010, Lyon vient tout juste de décider de continuer à la confier au secteur privé, et d’autres villes en France se posent le même genre de questions au moment où de nombreux contrats de délégation arrivent à échéance : quelle forme de gouvernance est-elle le mieux adaptée pour garantir une gestion économique durable ?
Les territoires et les collectivités se recomposent. Les nécessités de rationalisation, d’efficacité ou encore d’économies d’échelle poussent les communes - responsables de la qualité, de la bonne marche et de la durabilité de leurs services d’eau - à rejoindre leurs voisines pour fusionner ou pour créer des groupements intercommunaux, des communautés d’agglomération, etc. Ces mutualisations inédites ne vont pas sans débats lorsqu’il faut mettre en place de nouveaux outils de gestion. Les collectivités sont-elles prêtes à franchir ce pas ?
Les citoyens veulent avoir leur mot à dire dans la gestion de leurs eaux. Le temps du pouvoir de décision laissé aux seuls techniciens semble définitivement révolu. Qu’il s’agisse de protection de la ressource, de tarification sociale, d’investissements, de conciliation des demandes en eau, etc., les grandes décisions requièrent désormais l’information, la consultation sinon l’aval des comités d’usagers. Quelles structures va-t-on développer pour satisfaire ces exigences démocratiques ? Et comment concilier les solutions adaptées aux situations locales avec le redimensionnement territorial des services ?
"La gestion de l’eau fait société"
Tout le monde est à peu près d’accord pour dire que la gestion des services de l’eau potable et de l’assainissement est l’un des dossiers les plus complexes que les collectivités publiques ont pour mission d’empoigner. Les enjeux y sont tout à la fois techniques et sanitaires, économiques et financiers, sociaux et environnementaux, donc hautement politiques au sens noble du mot puisqu’il y va d’un bien commun auquel tout citoyen doit avoir un accès en toute équité.
Bernard Pecqueur, professeur à Grenoble, va plus loin en suggérant que "la gestion de l’eau fait société" et qu’elle est d’une certaine manière "idéale pour comprendre le mécanisme des mutations territoriales". Étant entendu qu’un territoire n’est pas qu’une simple surface précisément délimitée, mais d’abord et avant tout "une communauté de personnes habitant un cadre géographique donné", devant faire face à des problèmes communs auxquels elles doivent ensemble trouver les meilleures solutions possibles.
"On est donc loin des débats simplistes", conclura Henri Coing, professeur émérite de sociologie. Loin des débats unidimensionnels qui opposent le public au privé, le national au local, le contrat à la régulation, l’autofinancement intégral à la gratuité du service : "Le véritable enjeu est la construction sociale d’une prise en charge collective de l’eau. Et c’est beaucoup plus difficile."
Bernard Weissbrodt