Tous les grands fleuves européens - Ebre, Rhône, Pô, Rhin, Danube, Vistule, etc. - ainsi que leurs principaux affluents prennent leur source en montagne. Leur régime hydrologique se caractérise, en période froide, par une limitation naturelle de leurs écoulements et, lors de périodes chaudes, par un déstockage de neiges et de glaces qui vont alimenter les cours d’eau des grandes plaines au moment où les agriculteurs, entre autres, en ont le plus besoin.. Les montagnes, et le massif alpin en particulier, apportent une contribution essentielle aux débits de ces grands fleuves, soit, par exemple, 34% du débit annuel total du Rhin, 41% pour le Rhône et plus de la moitié du débit du Pô.
Le problème est que les régimes hydrauliques de ces grands fleuves sont en train de se modifier et que le rôle stratégique que jouent les montagnes dans la gestion de l’eau douce est aujourd’hui sous la menace des changements climatiques. En un siècle, dans les Alpes, la température moyenne a augmenté de plus du double que celle mesurée pour le réchauffement global de l’ensemble de la Terre (+ 1,5°C à 2,0°C contre + 0,74 à 0,81 °C). Il y a certes encore plus de 5’000 glaciers dans les Alpes, mais ils ont perdu entre 20 et 30% de leur volume depuis 1980 et pourraient encore régresser de 30 à 70% d’ici à 2050 : si ce scénario se confirme, tous les plus petits d’entre eux auront alors disparu ! Sur quoi se greffe aussi une réduction d’ores et déjà constatée des chutes de neiges.
Les conséquences de ces modifications des régimes hydrauliques sont nombreuses : augmentation sensible des débits des cours d’eau en hiver et forte baisse en été, abaissement du niveau des nappes souterraines, phénomènes croissants d’érosion et de charriage de sédiments, dégradation de la qualité des rivières, augmentation de la température de l’eau, modification de la flore et de la faune montagnardes en général et des écosystèmes aquatiques en particulier, réduction des capacités de production hydroélectrique, difficultés supplémentaires pour le refroidissement des centrales nucléaires en plaine, diminution des tirants d’eau pour la navigation fluviale, durcissement des conflits potentiels pour les usages de l’eau, notamment pour la production de neige artificielle dans les stations de ski et pour les besoins accrus d’irrigation en raison d’une plus forte évapotranspiration des végétaux, etc., sans oublier que la principale utilisation de l’eau en montagne reste l’eau potable et que, de ce point de vue, certaines collectivités de montagne sont déjà confrontées à des problèmes d’alimentation en eau pendant la saison hivernale.
Les montagnes, de par l’intense érosion qui les caractérise ainsi que la concentration rapide des eaux, sont des zones de risques naturels : crues et inondations constituent d’importantes menaces pour les parties basses des bassins versants et les plaines, là où l’on trouve habitations, espaces d’activités et infrastructures. Ces risques peuvent être aggravés par le surpâturage et la déforestation, par le bétonnage qui empêche l’infiltration de l’eau dans les sols et intensifie les ruissellements, ou encore par la désertion de terres de cultures ou de pâture entraînant l’abandon voire la destruction d’ouvrages hydrauliques et de dispositifs de drainage par exemple.
La qualité des eaux et des milieux aquatiques de montagne se détériore : les cours d’eau des hauts bassins sont certes en meilleur état que ceux de la plaine qui subissent de grosses pollutions industrielles ou urbaines, mais les aménagements d’altitude, pour l’élevage ou le tourisme, peuvent avoir des effets proportionnellement plus dégradants à cause de leur faible débit, surtout en périodes d’étiage. L’arc alpin connaît des problèmes de pollution dus à la fréquentation de masse des sites touristiques et à la concentration des activités des stations sur de courtes périodes. Mais l’impact le plus marquant provient des aménagements créés sur les accumulations d’eau, barrages, seuils, endiguements, etc. qui interrompent la continuité des écoulements et le transport naturel des sédiments, érodent le lit des rivières d’aval, empêchent la remontée des poissons migrateurs et entraînent une perte de biodiversité. Cela dit, les lacs de montagne ont une importance stratégique pour la régulation de la production hydroélectrique, la garantie d’approvisionnement en eau en période d’étiage et le maintien de débits écologiques minimaux. Vu le petit nombre de sites qui pourraient être encore aménagés, il s’agira d’optimiser les réservoirs existants.
L’eau de montagne est, en Europe, une source stratégique de production d’énergie électrique renouvelable : on dénombre, dans les Alpes, 554 usines de plus de 10 mégawatts représentant une capacité totale de plus de 45’000 MW. Les aménagements hydroélectriques en montagne permettent en quelque sorte un stockage d’électricité ’virtuelle’ quand il y a des surplus de production et de produire du courant quand la demande augmente : ils fonctionnent comme des ’accumulateurs’ et leur rôle va devenir de plus en plus important pour l’équilibre du système européen de distribution d’électricité. Mais, avec les changements climatiques, la production hydroélectrique pourrait diminuer de 15%, voire davantage. Cette situation obligera sans doute les producteurs à réexaminer les modes de fonctionnement de leurs grands bassins d’accumulation.
-
- La Navisence, non loin de son glacier d’origine,
en amont de Zinal (Val d’Anniviers, Valais)
DE LA NÉCESSITÉ ET DE L’URGENCE
DE REVOIR LES STRATÉGIES
La première et principale conclusion de cet état des lieux dressé par les experts est qu’il est grand temps de "repenser la gestion des eaux et des sols de montagne en tenant compte, sans doute prioritairement, des contraintes stratégiques de l’approvisionnement en eau des populations et des économies agricoles, industrielles et touristiques des piémonts et des plaines en aval, sur la base de principes de solidarité, de compensation, de rétribution des services rendus par les écosystèmes montagnards et les habitants qui en assurent la gestion". Concrètement, cela impliquera, entre autres, de :
- Inciter la recherche scientifique à mesurer plus précisément la part des ressources en eau dans le développement économique et social et évaluer le rapport coût / efficacité de leur gestion
- Optimiser les réserves d’eau disponibles par des actions adéquates - stockage, aménagement des versants et des sols pour retenir l’eau lors de précipitations, gestion du couvert végétal et forestier, protection des zones humides, etc.
- Soutenir les collectivités de montagne, dans le cadre de politiques intégrées des bassins versants, pour qu’elles aient les capacités d’assurer la gestion de leurs territoires, de leurs écosystèmes et de leurs ressources en eau
- Créer des mécanismes institutionnels et financiers permettant le paiement des services rendus dans les hauts bassins versants par leurs principaux bénéficiaires installés en aval
- Convaincre les instances internationales que la protection des espaces de montagne doit devenir une priorité politique à part entière et cesser de la considérer comme un sous-objectif secondaire du développement durable ou de la lutte contre la pauvreté
- Faire l’apprentissage de la vulnérabilité et accepter une part de risque face à l’augmentation de la fréquence et de l’intensité des inondations et des sécheresses contre lesquelles il ne sera pas possible d’assurer un ’risque zéro’
- Au-delà de ces diverses actions, c’est toute la question du modèle de développement des régions de montagne qui est posée tout comme celle des usages de l’eau.
(Informations extraites d’une note détaillée sur une nouvelle gouvernance de l’eau en montagne pour faire face aux effets du changement climatique, diffusée aux participants des États généraux de l’Eau en montagne, septembre 2010)
Sur les États généraux de l’Eau en montagne, lire dans aqueduc.info l’article À Megève, un Colloque remet la montagne au milieu du paysage de l’eau