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3 octobre 2019.

Pourquoi il faut changer notre façon de dessiner le cycle de l’eau

Dans le monde scolaire, la plus familière des représentations (...)

Dans le monde scolaire, la plus familière des représentations graphiques est probablement celle qui décrit le cycle de l’eau. Même si on ne sait pas dessiner, on peut en trois ou quatre coups de crayon expliquer grosso modo le parcours d’une goutte d’eau depuis son évaporation de l’océan où elle retourne par ruissellement, en passant par les nuages et les précipitations, sans oublier la transpiration des végétaux ni les infiltrations dans le sous-sol. Ce faisant, on a le sentiment de reproduire un schéma ancestral et quasi éternel puisque, dit-on, la quantité d’eau sur terre est toujours la même.

Mais cette représentation classique dont on peut voir dans les livres et sur le web une multitude de variantes plus ou moins réalistes ou artistiques a au moins deux gros défauts, disent aujourd’hui les hydrologues : d’abord, on n’y voit pratiquement jamais la moindre trace de l’homme alors que celui-ci intervient fortement dans ce cycle en prélevant ou consommant des quantités toujours plus grandes de la ressource, nulle trace non plus des changements climatiques ou de la pollution ; ensuite, cette image stéréotypée s’inspire surtout de paysages et d’écosystèmes tempérés de l’hémisphère nord et laisse croire que l’eau est abondante sur la planète.

"Les représentations graphiques du cycle de l’eau sont l’icône centrale des sciences hydrologiques et l’un des symboles scientifiques les plus visibles et les plus répandus dans tous les domaines" lit-on dans une étude internationale menée par une vingtaine de chercheurs et récemment publiée dans la revue scientifique Nature Geoscience [1].

Certes ceux qui dessinent ces images ne prétendent pas rendre compte de l’ensemble des données hydrologiques, mais d’une manière ou d’une autre ces représentations conditionnent la vision non seulement des décideurs et des acteurs du domaine de l’eau, mais aussi des éducateurs et des citoyens. Et si elles sont inexactes, elles ont forcément des conséquences négatives sur les modes de gestion de la ressource et sur ses usages.

Dans un premier temps, ce groupe de chercheurs a synthétisé quelque 80 études récentes sur le cycle global de l’eau et mis en évidence que pendant la dernière décennie les connaissances dans ce domaine ont enregistré de notables progrès, grâce notamment aux nouveaux outils de télédétection et de modélisation. Cette synthèse, qui donne une vision assez complexe du fonctionnement du système hydrologique, a ensuite été comparée à 464 représentations graphiques du cycle de l’eau provenant de 12 pays et recueillies dans des manuels scolaires, des articles de presse, des documents officiels et des sites internet.

La fausse image d’une eau abondante
et d’un paysage inhabité

 Le résultat le plus surprenant de cette comparaison est que 85 % des images répertoriées ne montrent aucun impact des activités humaines sur le cycle de l’eau (de fortes variations apparaissent toutefois entre les pays ou les disciplines de recherche). Or on sait que pour ses diverses activités l’homme s’approprie chaque année environ 24’000 kilomètres cubes d’eau (1 km3 = 1 milliard de m3), soit la moitié du débit des cours d’eau. Cette eau est certes restituée à la nature mais de façon décalée dans le temps et dans l’espace, et parfois fortement dégradée. De ce point de vue, les impacts de la pollution sur la qualité des eaux n’apparaissent d’ailleurs que dans 2% seulement des cas.

 La presque totalité des schémas ignore aussi les changements climatiques alors que les perturbations qu’ils entraînent sur les régimes hydrologiques, sur les écoulements de l’eau et son stockage sont désormais tangibles, comme en témoigne par exemple la fonte spectaculaire des glaciers. Il faut pourtant s’attendre qu’avec le temps ces modifications climatiques redistribuent les ressources en eau, à la hausse ou à la baisse selon les régions, accompagnées de plus en plus fréquemment d’événements extrêmes.

Quand on sait que ce sont là les principales causes de la crise mondiale des ressources en eau, les passer sous silence dans les représentations graphiques du cycle de l’eau "donne un faux sentiment de sécurité quant à leur disponibilité", disent les chercheurs. Plus grave encore : ce genre d’images laisse croire que ces ressources ne sont nullement affectées par les interventions humaines.

 Un autre constat fait aussi problème : 95% des graphiques ne présentent qu’un seul bassin versant, comme s’il était étanche. Ils occultent les interconnexions et les transferts d’eau qui s’opèrent entre les différents bassins grâce à la circulation de l’humidité dans l’atmosphère (un tiers seulement des précipitations sur les terres a pour origine les océans, les deux autres tiers de précipitations proviennent de l’évapotranspiration des sols et des végétaux à l’intérieur des continents).

 La quasi-totalité des images ne prend pas suffisamment en compte non plus la répartition de l’eau dans le temps. Or la variabilité saisonnière et interannuelle est l’une des caractéristiques de l’hydrosphère et va très certainement s’accentuer avec les changements climatiques.

 Enfin, les schémas ne donnent aucune information sur les marges d’incertitudes inhérentes à la recherche scientifique. Elles sont pourtant bien réelles en raison des connaissances encore lacunaires des phénomènes hydrologiques, des manques de données statistiques certifiées et précises, et des modèles scientifiques souvent construits sur des hypothèses pas encore vérifiées.

Pourquoi s’obstine-t-on à véhiculer autant d’inexactitudes dans les représentations graphiques du cycle de l’eau ? Dans leur étude, les chercheurs ne répondent pas vraiment à cette question, hormis le fait que dessiner le cycle de l’eau d’une manière à la fois attrayante, efficace et précise est en soi un véritable défi.

Plus important pour eux est de savoir si ces erreurs se répercutent ou non sur la façon de gérer les ressources en eau. La réponse est ici clairement affirmative. Faire aussi peu de cas des interventions humaines dans le cycle de l’eau et sur-représenter sa disponibilité escamote toute réflexion sur des modes de gestion davantage centrés sur la demande que sur l’offre : plutôt que de convaincre les consommateurs de la nécessité d’adapter leurs usages à la disponibilité effective de la ressource, ce type d’image ne fait qu’encourager ceux qui par toutes sortes de moyens et à n’importe quel prix cherchent en priorité à satisfaire des besoins en eau toujours plus volumineux, augmentant ainsi leur dépendance à l’égard d’infrastructures artificielles. On sait également aujourd’hui que privilégier une gestion de l’eau axée sur la quantité n’est pas sans risques pour l’environnement : surexploitation des nappes souterraines, salinisation, assèchement des zones humides, pertes de biodiversité, etc. Et au bout du compte : une baisse de qualité des eaux et donc aussi de la quantité d’eau utilisable.

Corriger les erreurs et améliorer les images

"De meilleurs dessins du cycle de l’eau ne résoudront pas la crise mondiale de l’eau", commente Gilles Pinay, hydroécologue à l’Institut national français de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (IRSTEA), qui a personnellement participé à l’étude publiée par Nature Geoscience [2]. "Mais ils pourraient aider à prendre conscience des conséquences mondiales de la surconsommation d’eau, et représentent une étape importante vers une gestion plus équitable de l’eau".

Les chercheurs sont en tout cas convaincus qu’il est possible de parfaire considérablement les représentations du cycle de l’eau pour qu’elles collent de plus près aux réalités hydrologiques et pour qu’elles soient porteuses de messages qui incitent à de meilleurs usages de la ressource. Il importe pour le moins de corriger ces deux grandes erreurs omniprésentes que sont l’absence de l’homme et la surreprésentation de l’eau disponible pour les usages humains. Par exemple :

 dessiner un cycle de l’eau qui prenne en compte les impacts des activités humaines, qu’ils soient directs (prélèvements) ou indirects (endiguements, pollutions, etc.) ;
 proposer un paysage comprenant plusieurs bassins versants et mettant en évidence le cycle continental de l’humidité atmosphérique qui alimente les précipitations terrestres ;
 illustrer la variabilité saisonnière et interannuelle des bassins et des flux d’eau (le facteur temps, indispensable à la compréhension de l’hydrologie, n’est certes guère facile à représenter mais il est désormais possible de recourir pour cela à des visualisations animées ou interactives) ;
 enfin, l’attention à l’esthétique ne doit pas être négligée car l’originalité d’une image peut avoir une forte influence sur le degré d’adhésion au message qu’elle veut faire passer.

Les chercheurs ont d’ailleurs joint à leur étude un essai de représentation du cycle de l’eau mieux adaptée selon eux aux enjeux et aux défis actuels et à venir. Ils proposent trois schémas décrivant des processus assez complexes et répartis selon trois approches (voir les principales données dans les infos complémentaires ci-dessous) : la répartition de l’eau dans le cycle hydrologique global, les principaux flux du cycle hydrologique et quelques-unes des conséquences de l’intervention humaine sur le cycle de l’eau. (bw)



Notes

[1Benjamin W. Abbott et al., "Human domination of the global water cycle absent from depictions and perceptions", Nature Geoscience 2019 Vol : 12 (7):533-540.

[2"Nouvelle représentation du cycle de l’eau intégrant les activités humaines", communiqué IRSTEA (12 septembre 2019).

Infos complémentaires

Voir aussi l’article aqueduc.info du 3 mars 2021 :
L’impact humain sur le cycle de l’eau est plus important que ce que l’on croit


Données de base extraites des 3 diagrammes proposés dans l’étude de Nature Geoscience


1. Répartition de l’eau dans le cycle hydrologique global

(en milliers de kilomètres cubes / % de la marge d’incertitude des estimations les plus récentes)



surface océanique : 130’000 / ± 30%
profondeurs océaniques : 1’200’000 / 8%
atmosphère au-dessus des océans : 10 / ± 20%
atmosphère au-dessus des terres : 3,0 / ± 10%

manteau neigeux (max annuel) : 2,7 / ± 20%
calottes glaciaires et glaciers : 26’000 / ± 10%
permafrost : 210 / ± 100%

lacs d’eau douce : 110 / ± 20%
lacs salés : 95 / ± 10%
barrages : 11 / ± 40%

eau biologique (constituante des organismes vivants) : 0,94 / ± 30%

fleuves et rivières : 1,9 / 20%
zones humides : 14 / ± 20%
humidité du sol : 54 / ± 90%

nappes souterraines renouvelables : 630 / ± 70%
nappes souterraines non renouvelables : 22’000 / ± 80%.


2. Principaux flux du cycle hydrologique

(en milliers de kilomètres cubes par an / % de la marge d’incertitude)



circulation entre bassins océaniques : 5’000 / ± 20%
circulation verticale océanique : 2’100 / ± 30%
précipitations marines : 380 / ± 20%
évaporation marine : 420 / ± 20%
flux atmosphérique des mers et océans vers les terres : 46 / ± 20%

précipitations sur les terres : 110 / ± 10%
évapotranspiration terrestre : 69 / ± 10%
écoulements en bassins fermés : 0,8 / ± 30%

fonte des glaces terrestres : 3,1 / ± 40%
recharge des nappes souterraines : 13 / ± 50%

apport des fleuves et rivières aux mers et océans : 46 / ± 10%
apport des nappes souterraines aux mers et océans : 4,5 / ± 70%

appropriation humaine totale : (eau verte + bleue + grise) : 24 / ± 20%
eau verte (humidité du sol - usages agricoles) : 19 / ± 20%
eau bleue (prélevée pour divers usages) : 4,0 / ± 30%
eau grise (eau nécessaire pour diluer les polluants) : 1,4 / ± 40%


3. Quelques conséquences de l’intervention humaine
sur le cycle de l’eau

(classées selon leurs causes prédominantes)


Utilisation des terres
 Changements d’occupation des sols (agriculture, déforestation, assèchement) qui altèrent le recyclage de l’humidité et affectent les précipitations des milieux continentaux qui dépendent de l’évaporation terrestre
 Inondations par modification des régimes d’écoulement (digues, barrages, canalisations), perte de marais et de plaines d’inondation
 Rareté de l’eau due aux inégalités socioéconomiques, à la dégradation des terres, à une mauvaise gestion.

Utilisation de l’eau

 Instabilité des lacs et rivières (dans les bassins fermés) due aux détournements agricoles et urbains
 Commerce à longue distance d’eaux réelles et virtuelles
 Polluants connus et nouveaux d’origine agricole, industrielle et domestique
 Épuisement et contamination des nappes renouvelables au moment où la dépendance aux ressources souterraines s’accroît
 Extension des zones mortes due à l’apport de nutriments et à l’élévation de température

Changements climatiques
 Événements météorologiques extrêmes (sécheresses, inondations), intensification globale du cycle hydrologique
 Fonte des neiges, des glaciers et du permafrost
 Altération des courants marins et influence sur le climat
 Augmentation des températures, intermittence des cours d’eau
 Montée des mers et intrusions d’eau salée.

Mots-clés

Glossaire

  • Interconnexion

    Pour assurer la continuité de l’approvisionnement de la population en eau potable de la meilleure qualité possible et en quantité suffisante, un distributeur doit disposer d’une ou plusieurs interconnexions de secours avec un ou plusieurs réseaux de distributeurs voisins. C’est l’une des solutions qui permet de garantir en permanence la sécurité d’une exploitation en cas d’accident ou en période de crise.

Mot d’eau

  • Jamais la même eau

    « Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau. L’écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissout, tantôt se reforme, et il n’est d’exemple que longtemps elle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde. » (Kamo no Chōmei, poète japonais, 1155-1216, "Hōjōki")


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