Dimanche 12 avril 2015. Ce jour-là s’ouvre en Corée du Sud le Forum mondial de l’eau, mais c’est à Paris et non pas à Daegu qu’une femme africaine fait le buzz. La voilà sur les Champs Élysées, au départ du Marathon, le dossard 64173 sur son pagne coloré, sur la tête un jerrican d’eau, et ce message : "Aidez-nous à réduire la distance !"
Siabatou Sanneh, mère de quatre enfants, est venue tout exprès de Bullenghat, son village de Gambie, pour dire à des dizaines de milliers d’athlètes et de spectateurs parisiens qu’un marathon, elle sait ce que c’est. Elle ne cesse d’en parcourir à longueur d’année quand, trois fois par jour, elle accomplit l’indispensable navette entre la maison familiale et le point d’eau communautaire pour y chercher la ressource dont son ménage a absolument besoin pour vivre. Elle a vu sa mère le faire, elle le fait, ses filles désormais l’accompagnent.
La voilà donc à Paris, à côté de milliers de marathoniens. Elle ne courra pas. Pagne et sandales, ce n’est pas vraiment la tenue sportive la mieux adaptée à la compétition. Et encore moins le seau qui couronne sa tête et les deux affiches qu’elle porte en sandwich et qui proclament qu’en Afrique, les femmes elles aussi parcourent chaque semaine 42 kilomètres au moins pour de l’eau potable et qu’il serait grand temps qu’on les aide à "réduire la distance". Son épreuve d’endurance à elle et sa débauche d’énergie, c’est d’aller quotidiennement chercher de l’eau, très loin, trop loin.
"Si tu veux courir, cours un kilomètre, si tu veux changer ta vie, cours un marathon" a dit un jour Emil Zatopek, le célèbre coureur de fond tchécoslovaque. Pour Siabatou Sanneh et la multitude d’Africaines porteuses d’eau, ce serait plutôt le contraire : le jour où elles seront dispensées de leurs corvées marathoniennes, elles pourront alors bénéficier de conditions de vie autres que celles qu’elles endurent aujourd’hui. "Qu’on les aide à avoir de l’eau", explique la Gambienne au journaliste qui l’interroge : "les Africains sont fatigués". Les innombrables images, touristiques ou non, qui mettent en évidence la fière démarche des porteuses d’eau africaines n’arrivent plus à cacher au monde, à moins d’être aveugle, leur épuisement à la tâche et leur juste aspiration à une vie meilleure.
L’ONG britannique Water for Africa (1) qui a imaginé ce Marathon Walker dans le cadre de sa collecte de fonds pour la construction de puits villageois en Gambie a sans aucun doute réussi un coup médiatique qui lui permettra d’aller de l’avant dans ses projets. Ce geste symbolique s’inscrit dans la longue liste d’actions similaires déjà menées ailleurs pour la même cause depuis de très nombreuses années, et dont l’efficacité dépend finalement de la générosité et de la solidarité des publics qu’elles interpellent.
Mais il ne faut guère s’attendre à ce qu’elles réveillent les engagements et les programmes politiques à tous niveaux qui pourraient enfin apporter une réponse concrète, globale et durable aux questions d’équité entre hommes et femmes dans l’accès à l’eau et dans sa gestion. Une intéressante étude publiée en France il y a quelque temps déjà notait que "si le processus de prise de conscience est bien enclenché, en revanche, les moyens à mettre en œuvre, les modalités pratiques des décisions votées [dans les grandes conférences internationales] ne sont pas encore clairement définis, alors qu’ils sont indispensables à l’application de ces nouvelles politiques". (2) Le constat est toujours d’actualité, alors même qu’en 1992 déjà la Conférence de Dublin sur l’eau et l’environnement avait clairement reconnu le "rôle primordial" des femmes et la nécessité de leur participation à la gouvernance de l’eau (voir ci-contre).
Le 7e Forum mondial de l’eau, qui s’ouvrait à Daegu, en République de Corée, le dimanche même où se courait l’édition 2015 du Marathon de Paris, en aura d’ailleurs fourni une nouvelle illustration. Le paragraphe 36 de ses Recommandations adressées aux autorités nationales (3) - faisant écho à une conférence préliminaire de l’ONG Women for Water Partnership - a beau suggérer que les femmes participent à tous les niveaux de décisions dans le domaine de la gestion de l’eau et qu’elles soient présentes dans les organes directeurs de gouvernance de l’eau par un quota d’au moins 40 %. Ce ne sont là que propos gratuits sans lendemain et qui ne contraignent personne à les mettre en pratique. Il suffit, pour s’en convaincre, de voir par exemple à quel point les femmes, à l’intérieur des pays industrialisés eux-mêmes, sont encore et toujours sous-représentées dans les différentes instances publiques et privées concernées par la gestion de l’eau. La ligne d’arrivée du marathon féminin de l’eau n’est pas encore en vue.
Bernard Weissbrodt
NOTES
(1) Water for Africa est une organisation caritative basée au Royaume-Uni qui depuis une douzaine d’années s’efforce d’améliorer l’accès à l’eau de communautés villageoises de Gambie. Son opération baptisée The Marathon Walker vise à financer la construction de puits de forage par un système de dons liés à des distances (40 mètres correspondent à 5 euros). Le financement d’un puits est assuré lorsque le total des dons versés correspond aux 42 km d’un marathon.
(2) "Eau, genre et développement durable - Expériences de la coopération française en Afrique subsaharienne", Document collectif publié en 2011 par le Programme Solidarité Eau (pS-Eau)
(3) 7th World Water Forum, Daegu-Gyeongbuk :
Recommendations to the Ministers, 13 April 2015.
Outcomes, Recommendations and Ideas for implementation from the pre-women conference “Gender Equity for a Water-Secure Future”, 10-11 April 2015.