Les colloques organisés par l’association Montanea ont ceci de particulier qu’ils juxtaposent en quelques heures des points de vue si divers et des disciplines scientifiques si (apparemment) éloignées l’une de l’autre que leur rapprochement éveille un fécond intérêt. Réunir autour d’un même thème – en l’occurrence celui des lacs alpins - historiens, archéologues, naturalistes, anthropologues et autres chercheurs suscite en tout cas la curiosité, si ce n’est la surprise. Dans l’impossibilité de rendre compte d’une telle variété de sujets sans tomber dans l’énumération sommaire, j’en retiens trois, aussi brièvement qu’arbitrairement.
Régate à la montagne
À l’époque, l’idée ne paraissait pas si farfelue. La preuve : à la mi-août 1911, le Club alpin français et le Club nautique de Nice organisèrent de concert une régate d’aviron sur le petit lac de Rabuons, à 2’500 mètres d’altitude, aux confins du Parc national du Mercantour. Les deux associations pensaient ainsi faire la promotion touristique d’un sport alpestre inédit, dans une région niçoise plutôt désertée aux périodes les plus chaudes de l’année. Une poignée de rameurs relevèrent le défi, encouragés par les quelque 200 personnes qui avaient marché pendant cinq bonnes heures pour profiter du spectacle. Ce fut un « bide intégral », raconte Jean-Loup Fontana, conservateur du patrimoine dans les Alpes-Maritimes. L’événement, qui avait mobilisé bien des énergies locales, resta unique dans les annales mondaines niçoises : on ne transpose pas si facilement un sport maritime en milieu montagnard. Quoique… puisque rafting et canyoning ont aujourd’hui la cote.
La « barque du Léman », entre technique et politique
Avec Alain Mélo, historien et archéologue, on passe d’un extrême à l’autre tout en restant sur l’eau, puisqu’il s’intéresse à la généalogie d’une embarcation sur la plus vaste des surfaces lacustres d’Europe occidentale, le Léman, considéré lui aussi comme faisant partie des lacs alpins. C’est vrai qu’aujourd’hui, on n’y voit plus guère que de vénérables bateaux à vapeur et d’innombrables voilures modernes. Et on oublie que la navigation lémanique a connu un véritable âge d’or du 13e au 15e siècle.
De nombreuses marchandises transitaient par les cols alpins pour être acheminées vers Genève dont les foires étaient parmi les plus fréquentées du continent. Jusqu’au jour où le roi Louis XI, en 1462, décida de promouvoir les foires de Lyon et interdit à ses sujets de faire commerce à Genève, qui perdit presque aussitôt sa notoriété de grande place marchande internationale. Mais un nouvel axe commercial s’établit avec les autres cantons suisses, Fribourg et Berne notamment, et avec l’Allemagne, justifiant le développement d’une ligne lacustre régulière entre Genève et Morges.
L’histoire « politique » de la navigation lémanique va de pair avec une histoire « technique », puisque l’on assista parallèlement au développement d’un nouveau type de bateaux construits par des architectes navals venus du littoral méditerranéen. C’est ainsi qu’après les galères apparurent les célèbres « barques du Léman », portant fièrement leurs deux immenses voiles latines, et qui pendant plus d’un siècle servirent au transport, à même le pont, de pierres de taille et de graviers de carrière, mais aussi de tonneaux de vin et de … fromage, voire de fret précieux comme les étoffes. « La Neptune » (1904) et « La Vaudoise » (1932) furent parmi les derniers bateaux de ce type à naviguer sur le Léman. En 1997, une association basée à Évian décida de reconstruire une barque sur le même modèle, baptisée « La Savoie ».
Le bon goût de la truite de montagne
Chercheur en anthropologie historique, Frédéric Duhart travaille quant à lui sur les cultures alimentaires. D’où son intérêt, entre autres, pour la truite des lacs alpins. C’est qu’un paysage, quel qu’il soit, se visite aussi « à la fourchette » ! Et, le guide à la main, le touriste ne veut rien rater des spécialités des régions qu’il parcourt car elles font partie de la carte postale : ainsi, explique l’expert, « c’est toute la saveur des hauteurs que l’on déguste en mangeant une truite fraîche de montagne … peu importe qu’elle provienne d’une pisciculture de la vallée, pourvu qu’on ait le goût de l’alpe ! »
Le succès passe par les faiseurs de bon goût, et surtout par les cuisiniers parisiens qui font pour ainsi dire la loi en la matière. Pendant longtemps les truites du Lac Léman y auront la cote, ainsi que le rapporte un célèbre gastronome : « Ces belles truites, cuites dans un savant court-bouillon, et mangées avec une sauce à la genevoise, qui rappelle leur origine et qui leur convient plus que toute autre, honorent les tables les plus recherchées. On prie plus de quinze jours à l’avance, et n’est pas invité qui veut » (Grimod de la Reynière, dans Almanach des Gourmands, 1803).
Frédéric Duhart conclut de ses recherches que « quelle que soit son origine, la truite a conservé jusqu’à nos jours son aura et sa puissance évocatrice ». Déguster de la truite dans une restaurant montagnard est une façon, parmi d’autres, de s’approprier l’environnement alpin et en particulier ses paysages lacustres : « on croque l’alpe en croquant la bête ».
Bernard Weissbrodt