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28 juin 2017.

Les archéologues savent aussi raconter des histoires d’eaux, simplement

Rencontre avec Corinne Sandoz au Musée romain de Nyon

Peut-être ferait-on bien de dépoussiérer quelque peu l’image que l’on se fait de l’archéologue. Ni gratouilleur de terre en quête de tessons ou d’ossements, ni pilleur de tombes façon Indiana Jones, il (ou elle) a pour vocation de fournir à l’historien des clés de lecture des vestiges trouvés sur le terrain et d’y chercher les connexions qui relient le passé au présent.

C’est en tout cas l’ambition de la genevoise Corinne Sandoz [1]. Elle a saisi le prétexte de récentes fouilles archéologiques entre 2014 et 2016 sur un petit tronçon de l’aqueduc qui jadis amenait de l’eau de Divonne jusqu’à l’ancienne ville romaine de Nyon, en bordure du Léman, pour monter une exposition qui permette à tout un chacun de vérifier que le parcours de l’eau, hier et aujourd’hui, "ça coule de source !" [2].

Mais n’y a-t-il pas quelque chose de paradoxal à dire cela quand on sait l’ingéniosité dont les Romains ont dû faire preuve pour construire ces aqueducs devenus de véritables symboles de leur civilisation ? Commissaire de cette exposition visible jusqu’en juin 2018 au Musée romain de Nyon, Corinne Sandoz livre ici quelques-unes de ses convictions d’archéologue séduite par l’art de vivre à la romaine.



 Article lié à cette interview : Aqueduc et histoires d’eau dans la Nyon romaine
 Voir aussi le clin d’eau : Sur les traces de l’aqueduc nyonnais


Corinne Sandoz : "Le sous-titre de l’exposition est très important : Aqueduc et histoires d’eau dans la Nyon romaine. Reprendre à ce propos l’expression bien connue qui veut que ça coule de source ne signifie pas qu’il est facile de s’approvisionner en eau, mais cela permet d’abord de dire que cette exposition est accessible à tous et qu’il n’est pas nécessaire d’avoir des connaissances particulières pour la visiter. On se sent en terrain connu. Quand on regarde en effet certains objets datant de l’époque romaine, un robinet ou une grille d’évacuation, qui ne sont pas fondamentalement différents de ceux qu’on côtoie quotidiennement aujourd’hui, on perçoit vite la continuité entre le passé et le présent. Depuis la nuit des temps, l’eau n’a cessé d’être un élément central de la vie des sociétés humaines. Ce message est au cœur de l’exposition."

 aqueduc.info : Les Romains, à Rome ou dans leurs colonies, ont fait preuve de beaucoup de génie, et parfois de beaucoup d’audace à voir certains de leurs ouvrages hydrauliques. Mais on a le sentiment qu’après la chute de l’empire romain, ces savoir-faire en matière de gestion et d’usage des ressources en eau ont disparu et qu’il a fallu attendre des siècles avant que les villes d’Occident retrouvent un minimum de salubrité et reprennent à leur compte certaines techniques de base et les développent …

 "Le constat est exact s’agissant de l’Occident. Mais il ne s’applique pas à l’Orient car là il y a vraiment eu une continuité. Dans le monde arabo-musulman, les califats des Omeyyades ont réussi, aux VIIe et VIIIe siècles, à sauvegarder, à valoriser et à transmettre un grand savoir-faire et d’importantes installations hydrauliques directement héritées des Byzantins.

Si cela ne s’est pas passé de la même manière en Occident, c’est parce que les peuples germaniques qui ont "chassé" les Romains n’avaient pas ce type d’infrastructures. Là où ils se sont installés, ils ont eu recours à leurs propres coutumes. Ils n’ont pas repris les techniques, les savoir-faire ni les compétences en gestion de l’eau propres à l’Empire romain. Et ce n’est que beaucoup plus tard, à l’époque moderne, que les villes se sont remises à aménager par exemple des canalisations sous leurs rues, ce que savaient faire les Romains."

TUYAUX EN PLOMB

"Cette vitrine offre un très bel échantillonnage des tuyaux en plomb de l’époque romaine. On y voit en particulier deux techniques différentes de soudure : soit on enroulait une feuille de plomb autour d’un calibre auquel on ajoutait un cordon coulé en plomb, soit on soudait les deux feuilles de plomb. Les tuyaux étaient emboités et soudés à l’étain employé aussi pour les réparations. On utilisait le plomb car c’était un matériau extrêmement malléable et résistant à la pression."
(Les explications concernant les objets de l’exposition sont de Corinne Sandoz).


 L’exposition nous rappelle, entre autres, que l’eau était un élément clé de l’art de vivre à la romaine et qu’elle accompagnait les Romains dans tous les aspects de leur vie quotidienne. On pense en particulier à cette institution essentielle à la vie sociale qu’étaient les thermes, c’est-à-dire les bains publics, mais aussi aux innombrables bassins et fontaines plus ou moins majestueux où la population pouvait s’approvisionner en eau. Est-ce que cela faisait aussi partie du décor de la ville romaine de Nyon ?

 "Chaque ville romaine, surtout à partir du 2e siècle après J.C., était dotée d’un aqueduc qui fournissait des eaux à profusion, ainsi que des monuments caractéristiques de la culture romaine urbaine afin de se rapprocher de la vie dans la capitale de l’Empire. Nyon avait ses thermes publics et l’aqueduc a été probablement conçu pour les alimenter en eau depuis les sources de Divonne. Les villes romaines existaient avant les aqueducs et ceux-ci ont été construits pour répondre à des besoins spécifiques – fontaines et bains publics en particulier - liés à l’évolution des villes.

C’est grâce à cette amenée d’eau supplémentaire qui va bien au-delà des besoins de première nécessité, couverts jusque-là par des puits et des citernes, que les Nyonnais de l’époque se sont dotés d’édifices de ce type-là et ont pu ainsi s’adonner à l’art de vivre à la romaine."

BOUCHE DE FONTAINE
EN FORME DE DAUPHIN

"Cet objet exceptionnel en bronze vient de la villa gallo-romaine de Liestal, proche de Augusta Raurica, ancienne ville romaine de la région bâloise. Cette ornementation de jardin posée au bord d’une vasque montrait l’importance du propriétaire. D’abord parce qu’il fallait être riche pour avoir de l’eau chez soi. Ensuite parce que posséder des fontaines et un jardin que l’on pouvait irriguer était une façon de montrer le pouvoir du propriétaire."


 Il faut dire aussi que les Romains se préoccupaient non seulement d’avoir de l’eau en quantité suffisante mais d’avoir aussi des eaux de bonne qualité …

 "Quand les Romains partent en quête de suppléments d’eau, ils étudient les sources, leur qualité comme leur débit. Ils cherchent à savoir où les habitants des campagnes s’approvisionnent en eau, ils observent leur état physique et le cas échéant vérifient si leurs éventuels problèmes de santé pourraient être dus à une mauvaise qualité de l’eau. Ils savaient aussi que la qualité de l’eau peut varier en fonction des types de terrain qu’elle traverse et par exemple qu’une eau, même abondante, à proximité de mines d’argent, était impropre à la consommation. Bref ils n’ignoraient pas que certaines eaux pouvaient rendre malade et que d’autres avaient des qualités curatives.

Plusieurs divinités gréco-romaines étaient associées aux qualités curatives des eaux, tels Apollon, dieu guérisseur, ou Esculape, dieu de la médecine, et sa fille Hygie, déesse de la santé et de l’hygiène. Des dédicaces à ces divinités, parfois assimilées à des dieux celtiques comme Sirona pour Hygie, ont été retrouvées en Suisse, notamment à Yverdon-les-Bains et dans le sanctuaire de Grienmatt près de Bâle en lien avec des établissements curatifs."

 À ce propos, l’exposition met clairement en évidence que dans la civilisation romaine l’eau était un élément quasi sacré. Et ce respect se traduisait notamment par le lien qu’ils faisaient avec les divinités, Neptune par exemple, qu’ils vénéraient comme le maître des rivières et des lacs …

 "Il existe des traditions d’eaux sacrées dans toutes les civilisations et dans toutes les religions. Partout et toujours, les hommes et les sociétés ont cultivé ce sentiment que l’eau est sacrée par elle-même. Les Romains ont à leur manière amplifié cette vénération universelle : dès l’époque grecque, l’eau est la nymphe par excellence.

À l’origine le nymphée est la maison de la nymphe, la grotte naturelle où l’eau sourd, le sanctuaire des eaux par excellence. Les Romains vont transformer ces lieux en monuments et temples grandioses et construire des nymphées dans les villes, une manière d’apprivoiser l’eau et de la mettre au cœur de la cité, une façon aussi de montrer la puissance de Rome qui pouvait amener de l’eau en abondance dans n’importe quelle contrée. Mais au fil du temps, le nymphée va perdre peu à peu sa fonction sacrée pour simplement désigner une fontaine monumentale, même si au IVe s. le rhéteur Libanios originaire d’Antioche parle du grandiose nymphée de cette cité en le qualifiant de temple des nymphes."

AUTEL AVEC DÉDICACE
AUX NYMPHES

"Cette dédicace vient de Vindonissa, ancien camp légionnaire romain situé à Windisch (Argovie), découverte à proximité d’un autre autel dédié à Apollon. On a ainsi un lien entre le dieu guérisseur et les nymphes qui étaient l’eau par excellence. La seule autre dédicace qui leur est faite et attestée en Suisse a été trouvée à Saint-Maurice (Valais)."

 À Rome, l’eau avait aussi une dimension politique, c’était, comme on disait dans le droit romain, une ’res publica’, une chose publique (une expression d’ailleurs à l’origine du mot république). Comment cette politique se traduisait-elle concrètement ?

 "Cela est fort bien expliqué dans les textes que nous ont laissés Vitruve et Frontin [3]. Dans les villes romaines, l’eau était distribuée depuis un château d’eau et de trois façons : d’abord aux fontaines publiques qui devaient couler sans interruption car elles servaient à l’approvisionnement en eau de la grande majorité de la population. C’était un réseau très développé auquel on avait accès rapidement et gratuitement, mais aussi très surveillé par l’administration, car il y avait souvent sur le parcours des aqueducs et des canalisations de nombreux vols d’eau et branchements illicites. En deuxième lieu l’eau était distribuée dans les bâtiments publics, en particulier dans les thermes.

Enfin, le château desservait aussi les jardins et les fontaines de propriétaires privés qui devaient s’acquitter de redevances et qui contribuaient ainsi au financement des travaux d’entretien de l’aqueduc. Toutefois, avec le temps, on a vu les intérêts de la maison impériale et de ceux qui gravitaient autour du pouvoir prendre peu à peu le pas sur ceux de la collectivité.

Ce schéma de distribution s’appliquait à peu près partout sur le territoire romain et donc aussi à Nyon. À Rome il y avait un curateur des eaux entouré de quelque 700 employés qui géraient et entretenaient les aqueducs. La fonction était très honorifique : à Rome c’est l’empereur qui nommait le curateur des eaux, des sénateurs ou d’anciens consuls. Dans les villes moins importantes, cette charge allait souvent de pair avec celle de l’entretien des routes. Il faut savoir aussi que les aqueducs étaient les ouvrages publics qui coûtaient le plus cher non seulement pour leur construction mais aussi pour leur entretien.

- Dans la présentation officielle de l’exposition, il est dit qu’elle devrait permettre de voir comment plusieurs des problèmes actuels en matière de gestion des eaux, comme ceux qui touchent à la qualité de l’eau potable ou au traitement des eaux usées, étaient déjà au centre des préoccupations des Romains. C’est le principal message que vous souhaitez faire passer à ses visiteurs ?

 "J’aimerais en effet qu’au sortir de cette exposition qui présente des objets qui ne sont pratiquement jamais exposés et qui proviennent tous des différents sites archéologiques romains de Suisse, les visiteurs se disent qu’ils ont compris comment fonctionne le cycle des eaux urbaines, comment elles sont acheminées de la source jusqu’à leur évacuation, avec tous leurs cheminements, leurs usages, leurs problématiques et leurs symboles.

J’aimerais aussi qu’ils retiennent que les aqueducs n’étaient pas uniquement des ponts comme le pont du Gard, mais que la plupart du temps ces canalisations qui amenaient l’eau dans les villes, étaient construites en souterrain, et que leurs arches n’étaient en réalité qu’une petite partie du tronçon qui leur permettait de franchir des dépressions afin de garder une pente la plus constante possible.

Nous avons nous aussi aujourd’hui, comme jadis, la préoccupation de nous approvisionner en eaux de très bonne qualité et de les distribuer de la meilleure des façons possibles. À l’époque, les Romains ont su développer des techniques simples et extrêmement efficaces, conçues pour durer dans le temps. Même avec toutes les technologies que l’on possède aujourd’hui, il n’est pas certain que l’on obtienne des résultats fondamentalement beaucoup plus performants."

Propos recueillis
par Bernard Weissbrodt

(photos aqueduc.info
sauf autre indication)




Notes

[1Corinne Sandoz, archéologue et commissaire de l’exposition "Ça coule de source !" au Musée romain de Nyon dont elle est la collaboratrice scientifique, est l’auteure d’une thèse de doctorat consacrée au grand nymphée de Leptis Magna (étude historiographique, urbanistique et architecturale), en Libye, une célèbre fontaine monumentale construite dans l’une des plus importantes cités africaines de l’époque romaine. Corinne Sandoz est également conservatrice des collections d’archéologie du Musée d’Yverdon et région.

[2"Ça coule de source ! Aqueduc et histoires d’eau dans la Nyon romaine". Exposition temporaire au Musée romain de Nyon (Vaud, Suisse), du 19 mai 2017 au 3 juin 2018. En savoir plus sur le site du Musée.

[3Vitruve, architecte romain qui a vécu au 1er siècle av. J.C., a laissé un traité sur l’architecture considéré comme l’un des plus précieux témoignages écrits sur les techniques de construction de l’Antiquité. Quant à Frontin, ancien consul romain de la seconde moitié du 1er siècle après J.C., il a exercé les fonctions de curateur des eaux et rédigé un ouvrage sur les aqueducs de la ville de Rome, détaillant les techniques utilisées pour leur construction et leur entretien ainsi que sur les réglementations s’appliquant à leur utilisation et à leur gestion.

Mots-clés

Glossaire

  • Interconnexion

    Pour assurer la continuité de l’approvisionnement de la population en eau potable de la meilleure qualité possible et en quantité suffisante, un distributeur doit disposer d’une ou plusieurs interconnexions de secours avec un ou plusieurs réseaux de distributeurs voisins. C’est l’une des solutions qui permet de garantir en permanence la sécurité d’une exploitation en cas d’accident ou en période de crise.

Mot d’eau

  • Jamais la même eau

    « Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau. L’écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissout, tantôt se reforme, et il n’est d’exemple que longtemps elle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde. » (Kamo no Chōmei, poète japonais, 1155-1216, "Hōjōki")


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