"Sous le bisse, la communauté rurale"
“Le processus de mise en patrimoine des bisses, explique l’ethnologue valaisan Bernard Crettaz, est un excellent laboratoire de repérage de ces questions multiples : que se passe-t-il au niveau de la mémoire collective entre oubli, mises en dépôts, censure, enjolivement et emblématisation ?” Il a, quant à lui, quelques réponses qui ne dérogent ni à sa façon d’observer sa terre natale ni à son franc-parler.
En 1994 déjà, intervenant au premier colloque sur les bisses, il avait mis en garde contre la tentation d’obnubiler tout ce pour quoi le bisse était fait, c’est-à-dire amener l’eau à travers un immense réseau de rigoles jusqu’aux prairies et aux vignes : “on héroïse et emblématise là-haut un bisse spectaculaire au détriment d’un bisse d’en-bas, souvent disparu en raison de l’urbanisation, lieu autrefois de l’arrosage et d’une vie quotidienne dense.”
Bernard Crettaz ne renie rien de son premier diagnostic. Le ton s’est même durci et le vocabulaire fait mouche. À l’entendre, on a non seulement et définitivement enfoui la mémoire de ce savoir-faire encore pratiqué il n’y a pas si longtemps dans la plupart des familles, mais, plus grave, on n’en a même pas fait rituellement le deuil. Au contraire, ce que l’on entreprend aujourd’hui - avec ce qu’il appelle crûment la ’touristification’, voire la ’disneylisation’ du paysage à travers un ’mythe des Alpes’ fabriqué de toutes pièces par les gens des villes - ressemblerait à une sorte de "bricolage des restes poussé jusqu’à la perfection de la miniature", ce qui n’aurait pour effet que d’enjoliver la mémoire et de rassurer les gens.
“Sous le bisse, dit-il, je revois la communauté rurale”. Peut-on vraiment isoler cet ’objet’ de la collectivité paysanne qui lui a permis de se construire ? Sa réponse est évidemment : non. Et l’ethnologue ne pourrait qu’être profondément déçu qu’une éventuelle demande d’inscription des bisses au Patrimoine mondial de l’humanité serve d’alibi à l’enfouissement des autres traditions mémorables du Valais.
L’intérêt tardif des photographes et des cinéastes
Il aura fallu attendre Charles Paris et Raymond Schmid pour que les bisses acquièrent, dans les années 1930, un statut de premier plan. Paradoxalement, explique Jean-Henry Papilloud, directeur de la Médiathèque Valais, à Martigny, c’est lorsque les plus spectaculaires de ces aménagements arrivent en fin de vie que les chasseurs d’images commencent vraiment à s’y intéresser et à le faire “avec ce soin particulier que l’on met à enregistrer les choses qui disparaissent”. Aujourd’hui, à l’heure où ils deviennent des atouts touristiques, les bisses font l’objet d’un intérêt renouvelé, y compris dans le monde professionnel de la photo, du film et de la vidéo.
– La Médiathèque Valais - Martigny a produit en 2009, dans la collection " Le Valais dans l’objectif du cinéma amateur", un DVD "Le Valais des bisses", réalisé par Anne Zen-Ruffinen, et pouvant être visionné en ligne
Un musée des bisses, pourquoi ?
Un Musée des bisses ouvrira ses portes en 2011 dans la commune valaisanne d’Ayent. Cela ne va pas de soi puisque d’une part ce genre de construction est à voir bien sûr directement sur le terrain, et que d’autre part les objets strictement liés aux bisses sont plutôt rares, du moins à première vue, car, pour les creuser, on n’a pas eu besoin de créer d’outils particuliers. Restent cependant des anciens objets liés au travail du garde du bisse, tels les bâtons à marque (servant à contrôler les tours d’irrigation accordés aux ayants droit), quelque "tornieu" ou "délavre" utilisés pour provoquer le ruissellement de l’eau dans les prés. Mais l’ambition d’Armand Dussex, président de l’Association du Musée valaisan des bisses, c’est aussi et surtout de faire en sorte que ce nouvel espace “étudie et transmette ce patrimoine non seulement matériel, mais aussi immatériel, constitué par les systèmes de gestion des eaux d’un grand intérêt culturel”.
Le garde de bisse, figure contemporaine
Il n’aurait servi à rien de construire un bisse si, une fois mis en eau, on n’avait pas veillé consciencieusement et régulièrement à son bon fonctionnement. C’était, et c’est encore, le travail du "garde de bisse", souvent méconnu mais absolument indispensable. Chaque jour, il lui faut parcourir une ou deux fois tout son parcours, assurer la juste répartition des droits d’eau, ouvrir l’œil sur tout ce qui pourrait entraver le flux de l’eau, être aux aguets par temps d’orage car un débordement ou un glissement de terrain est vite arrivé.
Jadis, il dormait dans une cabane aménagée à proximité du canal et pouvait compter, la nuit, sur un système avertisseur original : une roue à palettes qui actionnait un marteau produisant un bruit régulier. Tout silence du système signifiait au garde une obstruction ou une rupture du bisse en amont. Les temps ont changé, mais, note Mélanie Hugon-Duc qui a fait quelques recherches sur ce sujet, le garde de bisse d’aujourd’hui, souvent un retraité qui trouve là une nouvelle occupation à temps partiel, n’est pas en reste et doit faire preuve de goût pour le travail en plein air, pour le lever matinal et pour des étés sans vacances. Comme dit l’un d’eux : “on n’a jamais arrêté d’entretenir le bisse, mais on a changé de méthode !” (bw)