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15 mars 2017.

La gestion de l’eau, à l’aune du fédéralisme

Études de cas en Suisse et au Brésil

Comment évaluer le niveau d’intégration de la gestion des ressources en eau dans un bassin versant ? Les structures fédérales, dans des pays comme la Suisse et le Brésil par exemple, favorisent-elles ou au contraire entravent-elles la mise en pratique des modes de gestion largement prônés aujourd’hui par la communauté internationale ? C’est la thématique assez originale que développe Graziele Muniz Miranda dans la thèse de doctorat [1] qu’elle vient de soutenir à l’Université de Lausanne. Pour son travail, elle s’est penchée tout particulièrement sur deux cas d’étude : en Suisse, le bassin versant Mèbre-Sorge, dans l’agglomération lausannoise, et au Brésil, la municipalité de Piracicaba, dans les bassins versants Piracicaba, Capivari et Jundiaí. La chercheuse brésilienne présente ici les principales conclusions de sa recherche.


 Graziele Muniz Miranda : "Dans le domaine de la gestion des ressources en eau et depuis pas mal d’années déjà, les grandes institutions internationales s’efforcent de promouvoir le concept de ’gestion intégrée’ - bien connue aujourd’hui sous l’acronyme GIRE (gestion intégrée des ressources en eau) [2] - comme une sorte de méthode idéale qu’il conviendrait de mettre en pratique un peu partout. Et, de fait, plusieurs gouvernements en ont fait leur credo. Brièvement dit, cela se décline en quelques principes-clés comme la gestion de l’eau par bassin versant, la participation des acteurs concernés notamment au niveau local, l’accès à des informations et des bases de données fiables, des moyens financiers, humains et techniques suffisants, des règlements et des organismes de mise en œuvre, etc.

Quand je suis arrivée à Lausanne pour continuer mes études en géographie commencées à São Paulo, j’ai assez vite compris qu’en Suisse la décentralisation est très forte et que le niveau local, c’est-à-dire la commune ou le canton qui sont d’ailleurs de taille relativement petite, joue un rôle important dans les processus de décision, sans parler des droits d’initiative et de référendum. Dans ces conditions, vu que les collectivités locales sont très impliquées dans les plans d’approvisionnement en eau ou d’assainissement, on peut légitimement s’interroger sur l’utilité d’introduire une structure supplémentaire liée au bassin versant. À quoi s’ajoute le fait que les bassins versants ne correspondent généralement pas aux découpages politiques et administratifs.

Cette question se pose aussi dans d’autres types de fédérations, c’est-à-dire dans des pays où le pouvoir est partagé entre le niveau central et le niveau le plus local possible. Je me suis alors demandée s’il ne serait pas intéressant de chercher d’éventuelles similarités ou disparités entre les différents États fédéraux, et plus concrètement entre des situations suisses et brésiliennes."

 aqueduc.info : Et au fil de votre recherche, votre perception des problèmes s’est affinée et quelque peu modifiée …

 "Au départ, sur la base des principes-clés définis dans la GIRE, mon objectif était de développer des indicateurs qui permettraient de mesurer comment ces normes sont appliquées au cas par cas. Je me suis donc attelée à vérifier en Suisse et au Brésil si elles étaient vraiment prises en compte ; j’ai analysé toutes sortes de données et mené de multiples entretiens avec des personnes directement concernées par la gestion des eaux des bassins versants retenus pour mon étude.

C’est alors que j’ai réalisé non seulement qu’il y avait beaucoup de disparités entre les situations mais aussi et surtout qu’il ne suffit pas de noter la présence de tel ou tel indicateur pour ensuite affirmer qu’on est ou non dans une forme de gestion intégrée. Ce qui est donc le plus important dans ma thèse, ce n’est pas la définition d’indicateurs mais quelque chose de plus thématique : j’ai voulu savoir comment les gens se sentaient concernés par les problèmes de gestion de l’eau, par quelles formes de participation ils étaient intéressés, s’ils considéraient les différents besoins et usages de l’eau, s’ils avaient accès aux informations, etc. Finalement, j’ai compris aussi qu’aller au-delà des indicateurs, c’était aussi en faire la critique."

  Passons aux constats et arrêtons-nous d’abord sur le cas suisse, dans l’ouest lausannois, de la Mèbre et de la Sorge qui forment la Chamberonne avant de se jeter dans le Léman. C’est un petit bassin versant d’une quarantaine de kilomètres carrés, partagé par une vingtaine de communes entre secteur rural et zone fortement urbanisée. Qu’en disent ses riverains ?

 "Pour les personnes que j’ai interviewées et qui au niveau local ne sont pas très familiarisées avec ce concept, l’intégration consiste essentiellement à coordonner certains usages de l’eau mais pas forcément tous les usages au niveau du bassin versant. Si par exemple on a un projet de renaturation de rivière, on va regarder quels usages sont concernés, et on ne l’étudiera pas nécessairement sous l’angle de l’approvisionnement en eau potable ou du réseau d’assainissement.

À la question de savoir s’il y avait un intérêt pour créer un organisme proposant une vision plus globale des usages sur l’ensemble du bassin versant, la réponse est assez unanimement négative. Car, explique-t-on, une telle institution de pilotage existe déjà : c’est le canton qui a cette vue d’ensemble sur les ressources en eau. Cela dit, dans certains domaines, il existe toutefois quelques organismes de concertation comme l’entente intercommunale pour la gestion du réseau d’assainissement.

Si l’on considère le niveau national, on note aussi que quelques législations cantonales parlent déjà de gestion intégrée et que certains cantons sont en train de créer des plans régionaux et généraux d’évacuation des eaux. Mais ces exemples sont hétérogènes et il n’y a pas de modèle unique national. Comme les processus de décision sont très décentralisés, on estime qu’il n’y a nul besoin, dans ce domaine, de disposer d’une règle unique applicable à tout le territoire. Cela est directement lié au type même de fédéralisme, très décentralisé, pratiqué en Suisse."

  Il y a en effet fédéralisme et fédéralisme. Celui du Brésil est moins décentralisé que le système helvétique. Et quand on parle de gestion intégrée de l’eau dans un État comme celui de São Paulo – cinq ou six fois plus vaste et plus peuplé que la Suisse – les réalités ne sont pas comparables et les mots n’ont pas le même sens …

 "Historiquement parlant, les États brésiliens n’avaient jadis qu’une marge de manœuvre assez restreinte dans des domaines comme le pouvoir législatif, le régime fiscal ou l’exécution des politiques publiques. Cette relative centralisation a même connu une recrudescence très nette pendant la dictature militaire des années 1964 à 1985. Mais dès le retour à la démocratie, décentralisation et participation populaire ont été les principaux mots d’ordre.

C’est ce qui explique pourquoi, notamment, le modèle international de GIRE a été bien accueilli dans ce pays, ainsi que dans d’autres pays latino-américains. Au Brésil, les eaux appartiennent aux États si elles ne sortent pas de leurs frontières, mais elles relèvent de la compétence fédérale dès qu’un cours d’eau traverse deux États ou plus.

La loi fédérale dit aussi que la gestion de l’eau doit être faite par bassins versants, mais vu que les bassins versants comportent parfois des rivières fédérales et étatiques, il a fallu du temps pour créer ces comités de bassin que l’on trouve surtout à proximité de la côte atlantique, car c’est là que les problèmes sont les plus marqués quant à la qualité de l’eau. Cette question de la double propriété des eaux complique singulièrement la concertation et renforce la bureaucratie. Dans la région de Piracicaba où j’ai mené mes recherches, il a fallu par exemple créer trois comités de bassin versant sur le même territoire.

L’idée que l’on se fait au Brésil de la gestion intégrée est très différente de celle qu’on peut avoir en Suisse. Puisqu’il existe déjà un organisme de bassin versant dans le cas des rivières Piracicaba, Capivari et Jundiaí [3], il faut que celui-ci prenne en compte tous les usages de l’eau, qu’il le considère de manière globale et qu’il fasse en sorte que tous les acteurs concernés aient leur mot à dire dans les processus de décision.

La participation locale est donc quelque chose de très important car les instances de l’État sont relativement éloignées et ne peuvent pas jouer le rôle d’une institution de pilotage. On peut dire que les comités de bassin apportent aux municipalités la vision d’ensemble dont elles ont besoin alors même qu’elles sont les premières responsables de l’eau potable et de l’assainissement."

  Au final, quels enseignements et quelles conclusions tirez-vous de vos années de recherches sur ce thème de la gestion intégrée de l’eau telle qu’elle est pratiquée dans des pays de type fédéral ?

 "La réalité du terrain se révèle assez différente de ce qui est décrit dans les méthodes et les règles proposées par les institutions internationales. J’en déduis que la GIRE n’est pas quelque chose qu’il faut absolument mettre en pratique seulement parce que c’est ce qu’il y aurait de mieux à faire actuellement. Il faut d’abord analyser où il est le plus important de l’appliquer. Il n’y a pas beaucoup de sens à vouloir intégrer tous les usages, il est probablement plus intéressant de procéder par étapes et de mettre des priorités.

Au Brésil et en Suisse, les défis de gouvernance et de gestion de l’eau ne sont de toute évidence pas les mêmes : là-bas, la participation et la décentralisation du pouvoir sont des objectifs essentiels ; ici, c’est la fragmentation de la gestion qui cause problème à cause de la petite taille des communes qui sont responsables des services d’eau et de l’assainissement mais qui redoutent de perdre leur pouvoir si l’on crée de nouvelles instances.

S’il existe un conflit ouvert dans un bassin versant, les acteurs locaux vont peut-être voir dans la création d’un nouvel organisme de gestion une bonne façon d’apaiser les tensions. Si ce n’est pas souhaité, mieux vaut alors ne pas la créer. En Suisse, il me semble en tout cas que si problèmes il y a, ils ne sont pas forcément perçus comme des conflits.

Qui a finalement le pouvoir de décision ? Dans le canton de Vaud, en Suisse, c’est l’autorité cantonale qui valide les projets. Au Brésil, il peut y avoir des problèmes de pilotage entre l’Agence nationale des eaux, l’État, les comités de bassin et parfois aussi les municipalités. Peut-être serait-il intéressant d’avoir une seule propriété des eaux ou, si l’on préfère le statu quo, d’imaginer au niveau fédéral la création d’organismes fluviaux impliquant plusieurs États. Le sujet est de toute façon très complexe.

Il faudrait parler aussi de l’accès aux données de base. En Suisse, elles sont assez fragmentaires et dispersées entre communes, cantons et Confédération. Dans le canton de Vaud, il n’y a pas de système centralisé d’informations. Pour mon travail de thèse, j’ai rencontré moins de difficultés au Brésil dans ma recherche de données, grâce en particulier aux comités de bassin versant.
Si je résume, et vu que la gestion intégrée est un thème très en vogue ces temps-ci, je dirais qu’on a un peu trop tendance à la présenter comme une recette miracle. Mais il convient d’être prudent et de peser le pour et le contre, et en tout cas de réfléchir où il serait important d’y recourir, pourquoi et comment."

Propos recueillis
par Bernard Weissbrodt





Notes

[1Graziele Muniz Miranda, "Gestion intégrée des ressources en eau dans les pays fédéraux : les cas suisse et brésilien". Thèse de doctorat soutenue à l’Institut de géographie et durabilité de l’Université de Lausanne. Février 2017. Cette thèse, publiée dans la collection Géovisions, peut être consultée, téléchargée ou commandée en version imprimée sur le site de l’Institut.

[2Le concept de gestion intégrée des ressources en eau (GIRE), développé depuis le début des années 2000, est défini par le Partenariat Mondial de l’Eau comme "un processus qui encourage la mise en valeur et la gestion coordonnée de l’eau, des terres et des ressources associées en vue de maximiser le bien-être économique et social qui en résulte d’une manière équitable, sans compromettre la durabilité d’écosystèmes vitaux".

[3La région des bassins des rivières Piracicaba, Capivari et Jundiaí (PCJ), affluents du Rio Tietê, représente un territoire de plus de 15’000 km2 pour une population d’environ 5 millions d’habitants répartis sur 76 municipalités. Elle est considérée comme l’une des plus importantes régions du Brésil en raison de son fort développement économique correspondant à quelque 7% du produit intérieur brut national. Le comité PCJ a été créé en 1993 et il est soutenu par l’Agence des bassins hydrographiques PCJ (son secrétariat exécutif) depuis 2009. Ses objectifs portent sur le soutien financier et le développement des technologies nécessaires à la bonne gestion des ressources en eau, la promotion des ressources humaines et le soutien à l’éducation environnementale, ou encore l’encouragement à la participation avec les différents acteurs du domaine de l’eau.

Mots-clés

Glossaire

  • Interconnexion

    Pour assurer la continuité de l’approvisionnement de la population en eau potable de la meilleure qualité possible et en quantité suffisante, un distributeur doit disposer d’une ou plusieurs interconnexions de secours avec un ou plusieurs réseaux de distributeurs voisins. C’est l’une des solutions qui permet de garantir en permanence la sécurité d’une exploitation en cas d’accident ou en période de crise.

Mot d’eau

  • Jamais la même eau

    « Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau. L’écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissout, tantôt se reforme, et il n’est d’exemple que longtemps elle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde. » (Kamo no Chōmei, poète japonais, 1155-1216, "Hōjōki")


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