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6 juin 2018.

La difficile intégration
des acteurs dans les aménagements de cours d’eau

Rencontre avec Stephan Utz,
docteur en géographie

En Suisse, depuis plusieurs années déjà, de nombreux projets de réaménagements de cours d’eau ont été imaginés et concrétisés, non sans quelques succès notoires compte tenu de la nécessité d’une part de mieux protéger les personnes, les biens et la ressource elle-même, et d’autre part de répondre aux besoins en eau de la population et des différents usages qu’elle peut en faire.

Les défis posés par ces projets ne sont pas seulement d’ordre technique. Ils touchent aussi à des enjeux sociaux et économiques qui concernent de nombreux et différents acteurs aux intérêts parfois divergents. D’où la nécessité de faire en sorte qu’ils soient d’une manière ou d’une autre associés à la conception et à la réalisation de ces projets.

On peut ainsi légitimement s’interroger sur le rôle que joue la participation dans leur mise en œuvre. Permet-elle réellement d’intégrer les différents intérêts liés aux cours d’eau et contribue-t-elle finalement à améliorer l’acceptation des projets ? Quelles sont les difficultés rencontrées lors de la mise en pratique de la participation ? Et plus généralement, quels sont les facteurs qui influencent l’implication des acteurs dans les processus décisionnels relatifs aux projets d’aménagement de cours d’eau ?

C’est le genre de problèmes auxquels Stephan Utz, depuis peu collaborateur scientifique dans un bureau dédié aux questions de mobilité, de gouvernance et de dynamiques territoriales, s’est intéressé pour la rédaction de sa thèse de doctorat à l’Institut de géographie et durabilité de l’Université de Lausanne [1]. Il livre ici les principales conclusions de sa recherche dont la publication finale est en cours d’édition.



  aqueduc.info : Depuis pas mal de temps déjà, la participation est une sorte de slogan passe-partout dans toutes sortes de domaines. Malgré tout cette idée d’associer les acteurs d’un projet à sa conception et à sa réalisation reste assez confuse. Quelle définition en donnez-vous dans votre recherche ?

  Stephan Utz  : "Dans mon travail j’ai gardé une définition très générale : la participation, c’est l’ensemble des démarches qui visent à intégrer des acteurs dans un processus de décision. Je n’ai pas voulu entrer dans le débat sur la définition de la participation, j’ai laissé la question ouverte.

Mais il y a deux questions qui reviennent tout le temps et qui peuvent être sources de conflits : qui doit participer à un projet et à quoi participe-t-on ? Ce n’est pas toujours très clair, ni pour les gestionnaires de projets, ni pour ceux qui sont ensuite impliqués. Si l’on ne fixe pas dès le départ le cadre de cette participation, c’est alors que surgissent les problèmes.

La plupart du temps, ce n’est pas la volonté qui manque, mais on ne sait pas comment s’y prendre. Parfois personne ne répond aux invitations, parfois ne viennent que des personnes d’une seule catégorie d’acteurs, des riverains ou des agriculteurs par exemple. Et à partir de ce moment-là, les débats s’orientent vers une thématique particulière et on perd toute vision d’ensemble."

  Puisque l’eau est un bien commun et que tout un chacun en a un besoin vital, peut-on en déduire que l’aménagement des cours d’eau, plus que d’autres projets, serait davantage propice à des processus participatifs ?

 "C’est à double tranchant. C’est vrai que tout le monde pourrait avoir quelque chose à dire dans le domaine de l’eau et qu’il serait donc intéressant de faire participer le plus de monde possible et de valoriser les connaissances et les savoir-faire des acteurs locaux. Par ailleurs, il y a une grande diversité des usages des cours d’eau pour l’agriculture, pour la production d’énergie, pour la pêche, pour les loisirs, etc. Et cela concerne vraiment beaucoup d’usagers.

En même temps, l’aménagement des cours d’eau est quelque chose d’assez particulier. S’il s’agit de se protéger contre les crues, il y a des lois, des règlements, des normes techniques à respecter et d’autres contraintes qui ne sont pas forcément négociables. Si donc on se lance dans un processus participatif et que d’emblée on dit que certaines données ne sont pas négociables, ça peut choquer ceux qui se sentent directement concernés.

Il y a aussi le fait que l’aménagement des cours d’eau relève d’une politique publique un peu coincée entre d’autres politiques de l’aménagement du territoire, des zones à bâtir, des terres agricoles et autres. Il ne faut pas oublier non plus qu’à une certaine époque la grande stratégie, à l’échelle nationale, consistait à réduire au maximum l’espace des cours d’eau pour gagner des terres agricoles. Aujourd’hui le discours a complètement changé : il faut redonner des terres aux rivières, pour des raisons de sécurité et pour des motifs écologiques. On touche alors à des aspects émotionnels qui doivent être pris en compte dans les processus participatifs.

N’oublions pas non plus qu’un cours d’eau, ça s’écoule, et qu’il y a donc une interdépendance entre ce qui se passe en amont et en aval. Cela rend la participation d’autant plus complexe car l’espace concerné par un projet est très vaste. C’est tout le contraire d’un projet s’appliquant à un quartier dont le territoire est généralement bien délimité."

  Dans votre recherche, vous parvenez à la conclusion qu’il existe un fossé évident entre les principes théoriques de la participation et la façon dont on les met en pratique. Comment expliquer ce décalage ?

"En fait, on peut distinguer différents niveaux : il y a d’abord la vision plus « académique », parfois un peu idéaliste, des ouvrages publiés par les théoriciens de la participation ; puis il y a la vision, plus instrumentale, des praticiens pour qui la participation est un outil de mise en œuvre de politiques publiques, mais leurs guides pratiques proposent des solutions généralement plutôt vagues ; et, enfin, il y a les réalités du terrain qui sont assez souvent très éloignées de la vision académique et du livre de recettes.

Mais ce n’est donc pas juste un écart entre les paroles et les actes, car on assiste souvent à une forme de dégradation, de dérive progressive. Au départ les promoteurs du projet se montrent ambitieux, ils veulent intégrer tout le monde ; plus tard, ils constatent qu’ils n’en ont ni le temps ni les moyens, donc ils ne le font pas ou de manière très limitée. Il y a une sorte de dérive face aux contraintes pratiques et cela peut parfois tourner au conflit entre les acteurs.

Le processus participatif, c’est une arène, un outil de dialogue. Son but est de donner la parole aux autres. Mais certains chefs de projet font manifestement cela dans l’idée de se faciliter la tâche et de calmer les contestations. En d’autres mots, ils contraignent la participation, ils convoquent les gens pour les entendre dire qu’ils sont d’accord, mais quand ils s’aperçoivent qu’il y aura toujours des oppositions, ils se demandent ce qu’ils ont encore à gagner dans des consultations qui leur coûtent du temps et de l’argent. C’est pour cela qu’il serait parfois souhaitable que la participation soit gérée par des médiateurs plutôt que par les promoteurs eux-mêmes."

  Si la participation ne répond pas à ce qu’on en attend vraiment, est-ce que cela veut dire que les acteurs ne changent pas d’avis en cours de route et que les divergences qui apparaissent au début d’un projet se retrouvent aussi à la fin ?

 "À mon avis, les plateformes d’échanges autour d’un projet ne doivent pas servir à convaincre les gens mais simplement à leur donner la possibilité de s’exprimer. Elles doivent donc être mises en place dans une optique un peu idéaliste : chacun peut donner son avis et faire valoir ses intérêts, après quoi on essaie de trouver une solution qui satisfasse le plus grand nombre. On a donc tout à gagner à ce que les participants n’aient pas le sentiment frustrant que leur savoir et leurs avis ne comptent pas. Reste que de toute façon il y aura très probablement des gens qui auront quelque chose à perdre dans le projet et qui vont donc s’y opposer.

Mais, grâce au dialogue, d’autres peut-être changeront d’avis car ils auront été beaucoup mieux informés que s’ils avaient simplement lu le dépliant où on leur explique que la correction du cours d’eau est essentielle pour leur sécurité. Il peut arriver aussi qu’écouter les gens suscite plein de débats, fasse exploser les enjeux du projet et complique sa mise en œuvre alors que les choses auraient été peut-être plus simples si les promoteurs s’étaient contentés d’une mise à l’enquête publique.

Il faut aussi distinguer les projets d’aménagements de cours d’eau selon qu’ils touchent à des aspects sécuritaires ou qu’ils visent à la renaturation. Les arguments peuvent être très différents. Les gens adhèrent aisément à un projet lancé après une inondation. Mais plus difficilement s’ils pensent que "c’est juste pour les poissons". La participation ne se limite pas à des plateformes d’échanges : les journées portes ouvertes, les visites guidées des chantiers, les panneaux d’information, les fenêtres qui permettent de suivre l’évolution des travaux, etc. sont autant d’occasion offertes à une population pour s’approprier le projet."

  On a tout de même le sentiment qu’en fin de compte c’est la parole des experts qui pèse le plus lourdement dans les décisions finales …

 "D’après ce que j’ai vu, je dirais oui, très clairement. Les chefs de projet sont parfois mus par un esprit de compétition. Et quand on monte un processus participatif pour gagner, la victoire est relativement facile : on invite les gens que l’on veut, au moment où l’on veut, pour traiter d’un ordre du jour que l’on a soi-même fixé.

Il y a certes des exemples, sur de petits projets, où les acteurs sont directement impliqués dans l’élaboration du projet et ce dès le départ. Mais la plupart du temps, on a déjà fait préalablement un projet technique, on a déjà un modèle, il ne reste plus qu’à aménager un peu les rives dans l’idée de contenter au mieux les acteurs. Dans ce cas, c’est toujours gagné : le projet est mené à terme, la loi est respectée, la sécurité assurée. Les acteurs et la population n’ont pas réellement été impliqués, mais oui, les experts gagnent souvent.

Ici il faut parler d’un paramètre important qui est l’échelle spatiale et temporelle des projets. Plus leur taille est petite, plus grande est la possibilité d’avoir une participation directe au projet. J’ai pu le vérifier, entre autres, dans le canton de Schwytz, où les tâches de protection contre les crues sont généralement assumées par des corporations de digues [2] et où les savoirs et les intérêts des différents acteurs sont relativement bien intégrés.

À l’inverse, plus la taille est grande, plus les enjeux deviennent nombreux et complexes. On le voit par exemple dans le vaste et long projet de la 3e correction du Rhône [3]. Une structure régionale avait été mise en place dès le début pour « casser » son échelle gigantesque et planifier sa réalisation par étapes. Mais cela n’a pas empêché l’émergence d’un débat politique à l’échelle de tout le canton du Valais jusqu’à l’organisation d’un vote qui a finalement fourni au projet son label démocratique" [4].

  Justement. Le système démocratique suisse permet aux citoyens de soumettre de nouvelles propositions ou de faire opposition à des projets. C’est donc en soi une forme de processus participatif. Mais est-ce que cela ne crée pas davantage de problèmes qu’il n’en résout ?

 "De mon point de vue, il y a une complémentarité entre les processus participatifs et les instruments de la démocratie directe. Cela permet d’avoir d’abord des consultations spécifiques pour ajuster le mieux possible les projets et ensuite, si nécessaire, de les soumettre au vote populaire. Le problème, c’est que les référendums agissent comme des couperets. Il faut répondre par oui ou par non. Alors qu’une participation bien organisée permet de sérier les problèmes et d’avancer par étapes.

Un processus de participation peut se révéler certes très motivant. Mais il ne résout pas tout. D’abord parce qu’il y a forcément des exclus : on consulte par exemple les riverains mais pas ceux qui résident plus loin. Et dans le cas d’une votation populaire, les citoyens suisses sont les seuls à pouvoir se prononcer et pas l’ensemble de la population concernée.

En conclusion, je dirais qu’il est toujours difficile de définir l’objectif de la participation. Le fait-on pour que le projet arrive à son terme ? Pour que tout le monde soit content ? Pour que le projet fasse un maximum de consensus ? Il faut garder les pieds sur terre et renoncer à la vision idéaliste de faire participer tout le monde à tout. Mais quoi qu’il en soit, une participation, même limitée, offre de belles opportunités à la fois de mieux connaître les acteurs concernés directement ou non par tel ou tel projet, et de les aider à mieux comprendre les enjeux et les défis auxquels ils ont l’ambition de répondre."

Propos recueillis
par Bernard Weissbrodt

Photos : Stephan Utz




Notes

[1Utz Stephan, "Aménagement des cours d’eau en Suisse : quel rôle joue la participation dans la mise en œuvre des projets ?". Thèse de doctorat soutenue le 28 août 2017 à l’Institut de géographie et durabilité (IGD) et à l’Institut des dynamiques de la surface terrestre (IDYST) de l’Université de Lausanne.
 Résumé de thèse
 Texte intégral

Cette recherche s’inscrit dans le cadre plus large d’une évaluation menée conjointement par la Faculté des géosciences et de l’environnement de l’Université de Lausanne et par le Département de Géosciences de l’Université de Fribourg et financée par l’Office fédéral de l’environnement. Ce projet, baptisé ESPPACE (Évaluation et suivi des processus participatifs dans l’aménagement des cours d’eau) avait pour but de "procéder à une évaluation approfondie des pratiques en matière d’engagement du public dans les projets d’aménagement de cours d’eau en Suisse et d’élaborer des lignes directrices pour la participation du public à des projets de gestion de l’eau à différentes échelles".

 Pour en savoir plus, voir par exemple "Processus participatifs pour la mise en œuvre des projets d’aménagement de cours d’eau en Suisse : résultats du projet de recherche ESPPACE", article collectif paru dans le Bulletin de l’ARPEA (Association romande pour la protection des eaux et de l’air), Journal romand de l’environnement, N°271, Hiver 2017. Voir >


[2Dans certains cantons (Berne, Glaris, Schwytz et Obwald notamment), la responsabilité de la protection contre les crues dans un périmètre précis relève de la compétence d’entités regroupant les propriétaires fonciers et immobiliers riverains d’un cours d’eau. Leur structure et leur dénomination peuvent varier d’un canton à l’autre mais le terme de ’corporations de digues’ est le plus fréquent. Le canton de Schwytz par exemple les reconnaît encore aujourd’hui comme des "collectivités de droit public indépendantes". Leurs membres s’engagent, de manière proportionnelle à leurs biens propres, à contribuer au financement des travaux entrepris par la corporation.

Mais, note Stephan Utz dans sa thèse, ce système de gestion communautaire se heurte aujourd’hui à toutes les difficultés de l’aménagement des cours d’eau liées notamment aux approches par bassins versants et aux nouvelles techniques mises en œuvre. Tant et si bien que ces corporations n’ont plus la capacité d’élaborer elles-mêmes des projets de grande envergure et doivent pour cela faire appel à des bureaux d’ingénieurs et à des entreprises spécialisées.

À cela s’ajoute le fait que de plus en plus de résidences secondaires sont construites sur les rives des cours d’eau et que leurs propriétaires, qui ne sont pas natifs de la région, ne connaissent guère cette culture locale de la corporation des digues et ne comprennent pas l’utilité des taxes particulières dont ils doivent s’acquitter.


[3Stephan Utz, Mélanie Clivaz et Emmanuel Reynard, "Processus participatifs et projets d’aménagement des cours d’eau. Analyse de l’implication des acteurs dans la planification du projet de 3ème correction du Rhône suisse entre 2000 et 2015." Géocarrefour, 91/4, 2017

[4Cf. "Les Valaisans donnent leur feu vert au financement de la 3e correction du Rhône", aqueduc.info, 14 juin 2015

Mots-clés

Glossaire

  • Interconnexion

    Pour assurer la continuité de l’approvisionnement de la population en eau potable de la meilleure qualité possible et en quantité suffisante, un distributeur doit disposer d’une ou plusieurs interconnexions de secours avec un ou plusieurs réseaux de distributeurs voisins. C’est l’une des solutions qui permet de garantir en permanence la sécurité d’une exploitation en cas d’accident ou en période de crise.

Mot d’eau

  • Jamais la même eau

    « Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau. L’écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissout, tantôt se reforme, et il n’est d’exemple que longtemps elle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde. » (Kamo no Chōmei, poète japonais, 1155-1216, "Hōjōki")


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