Des romans historiques comme Le parfum de Patrick Süskind montrent en effet que l’eau et les zones humides étaient au Moyen Age des domaines réservés aux plus pauvres et aux marginaux. Les quartiers proches de l’eau comme les zones portuaires et les quartiers des tanneurs, à Paris comme à Fribourg, ont été jusqu’au 20ème siècle des quartiers populaires aux antipodes des quartiers chics et salubres habités par les bourgeois. Ces quartiers, qui présentaient des taux élevés de mortalité, étaient synonymes de pauvreté, de maladies et souvent de dépravation.
Les cours d’eau comme les ruisseaux, les mares et les lacs ont longtemps servi de dépotoirs pour tous les détritus et déchets, qu’ils soient ménagers, d’origine artisanale ou plus tard manufacturière. Jusqu’à récemment, l’eau était un objet de méfiance car elle signifiait miasme et malheur sous la forme de maladies, d’inondations ou de crues aux conséquences catastrophiques. On peut toutefois se demander si ce lien négatif entre la société médiévale et l’eau a été établi en raison des problèmes de santé publique rencontrés dans les zones humides ou au contraire parce que la société a relégué dans ces espaces les marginaux et les plus pauvres.
Ce n’est que vers le 18ème siècle que ce rapport hydrophobe évolue grâce aux mœurs de la cour et à l’application du concept de la circulation dans le domaine de l’hydraulique. La ville est comparée dès le 19ème siècle à un organisme au sein duquel l’eau doit circuler afin d’assainir l’espace urbain et assurer de bonnes conditions sanitaires aux populations. L’eau, tel le sang dans le corps, doit circuler à travers la ville : propre à son entrée, pour assurer des fonctions de lavage, elle en ressort chargée des excréments et immondices de la ville. C’est le début de l’ingénierie hydraulique urbaine avec Edwin Chadwick en Grande-Bretagne, James Hobrecht en Allemagne et Georges Haussmann à Paris.
Avec l’installation de l’eau courante et des toilettes dans les appartements, l’eau devient une affaire intime. Le rapport à l’eau change. Elle passe de la sphère publique à la sphère privée. L’espace privé jusque-là hydrophobe devient hydrophile alors que l’espace public prend la direction inverse. Les villes portuaires et fluviales tournent le dos au port et se distancient de la rivière. Les cours d’eau urbains de moindre importance sont souvent canalisés, recouverts et véritablement cachés comme à Berlin, Paris et Lausanne. L’eau est mise en scène dans les parcs et les places publiques sous forme d’étangs artificiels et de fontaines, symboles de la maîtrise de l’eau et de la nature. C’est l’apogée des constructions hydrauliques sous toutes leurs formes – barrages, pompes, réservoirs, tuyaux et canaux – avec leur corps de métiers.
Ces ingénieurs au service du prince vont dorénavant dominer le domaine de la gestion et influer sur notre rapport à l’eau. Essentiellement comprise comme un problème hydraulique, la gestion doit être résolue par des moyens techniques suivant des calculs de probabilités et de volumes, des innovations techniques et des constructions parfois pharaoniques. Cette approche scientifique et techniciste s’inscrit dans le paradigme de l’homme maître de la nature. L’objectif est de montrer que l’homme - et c’est en effet avant tout un rapport entre le genre masculin et la nature - réussit à soumettre et à dominer la nature à l’aide de canaux, de digues et de barrages.
Les grands fleuves sont ainsi domestiqués à l’image du Colorado et de la Columbia River aux États Unis, du Nil en Égypte et plus récemment du Yangtsé en Chine. Des canaux sont construits sur de longues distances pour irriguer ce que Marc Reisner nomme "le désert Cadillac" ou approvisionner des agglomérations comme Los Angeles. Cette approche hydraulique par le béton a été soutenue par un corps de métiers entièrement dédié à cette politique extrêmement coûteuse qui a réussi à dominer les instances politiques, les administrations et ainsi les débats autour de l’eau.
L’eau est néanmoins devenue aujourd’hui un sujet de discussions et de débats élargis. Elle fait tout autant l’objet de préoccupations quotidiennes des ménages, notamment pour l’éducation des enfants, que de grands débats à l’échelle globale comme l’a montré le récent Forum mondial de l’eau d’Istanbul. Ces préoccupations étant largement relayées par les médias, un nombre croissant d’associations protectrices et une législation de plus en plus restrictive indiquent, d’une certaine manière, comment notre société est passée d’une logique de contrôle – hygiéniste et technique contre les épidémies, les crues et les inondations – à une logique de protection, même si la première logique perdure dans les situations à risque.
Ce passage n’est pas seulement le résultat d’une prise de conscience et du développement d’une rationalité écologique. Il est aussi le fruit d’une politisation, voire d’une démocratisation d’un domaine qui a longtemps été dominé par les sciences naturelles et les techniques du génie civil. Les sciences sociales n’ont découvert que tardivement ce domaine d’étude alors qu’il est passionnant d’étudier la nature de la relation entre l’eau et la société et son évolution liée aux transformations sociales et politiques.
Olivier Graefe
Olivier Graefe, professeur de Géographie Humaine au Département des Géosciences de l’Université de Fribourg, s’intéresse plus particulièrement à la thématique des rapports entre nature et société, à travers notamment l’exemple de la gestion de l’eau dans le Haut-Atlas marocain. Il partagera de temps en temps sur ce site l’une ou l’autre de ses réflexions sur la place de l’eau dans la société. aqueduc.info se réjouit de sa collaboration et l’en remercie vivement.