À l’heure où le monde tourne ses regards vers les pays arabes, vers les révolutions qui les ébranlent et les justes causes qu’elles défendent, peut-être devrait-on se souvenir que ces mêmes pays “ne peuvent plus se permettre de gaspiller la moindre goutte d’eau”. Et que la gestion de cette ressource y est aussi l’un des enjeux du renouveau démocratique.
Peu avant le début des événements qui allaient provoquer la chute du pouvoir tunisien, un rapport du Forum arabe pour l’environnement et le développement (1) avait prévenu que si des mesures rapides et efficaces n’étaient pas prises, les pays arabes risquaient de devoir faire face, dès 2015, à de graves pénuries d’eau. Dans huit d’entre eux, les habitants doivent déjà vivre aujourd’hui avec moins de 200 mètres cubes par an et par personne, alors même qu’en-dessous de 1’700 m3 il est admis que l’on se trouve dans une situation de stress hydrique et que la satisfaction des besoins vitaux n’est plus assurée.
Le message délivré par ce Forum tenait en trois phrases : le monde arabe vit déjà une crise de l’eau qui ne fera que s’aggraver si l’on n’agit pas de manière rapide et efficace ; il est possible de répondre à cette crise de l’eau par des réformes politiques et institutionnelles ainsi que par l’éducation et des campagnes de sensibilisation du public ; une crise de l’eau ne sera évitée dans les pays arabes que si leurs chefs d’État et leurs gouvernements prennent des décisions politiques stratégiques pour mettre en œuvre les réformes qui s’imposent.
Mi-février 2011, sous le titre ambitieux de ‘Blue Peace’, un autre rapport (2) proposait un plan stratégique pour une meilleure gestion de l’eau au Moyen-Orient. Avec les mêmes constats et le même avertissement : si des mesures efficaces ne sont pas prises de toute urgence, les pays du Moyen-Orient pourraient connaître une grave crise humanitaire en raison de l’épuisement de leurs ressources en eau.
“L’heure est grave, disait alors un diplomate suisse, mais les problèmes ne sont pas insolubles. D’abord, il faut qu’une logique de coopération s’installe dans la région. C’est une question politique. Ensuite, une série de mesures de nature technique peuvent être mises en œuvre qui permettront une utilisation rationnelle des ressources hydrauliques.”
La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si les bouleversements du paysage politique des pays arabes vont accélérer enfin ou freiner encore les réformes institutionnelles comme les mesures techniques réclamées par les signataires de ces rapports. En l’absence de réponse probante à ce genre de question, on ne peut que rappeler que l’eau n’est pas qu’un élément nécessaire à la vie, mais qu’elle est aussi, à cause de cela sans doute, au cœur même des enjeux socio-économiques des collectivités humaines. Et ce n’est pas aux Égyptiens ni aux Irakiens, héritiers de deux des plus grandes sociétés ‘hydrauliques’ de l’histoire - celles du Nil, du Tigre et de l’Euphrate - que l’on apprendra que eau et civilisation vont de pair.
La question de l’eau est donc éminemment politique et l’accès à l’eau est un enjeu de gouvernance, rappelle à juste titre, dans un ouvrage collectif (3), le chercheur tunisien Mohamed Larbi Bouguerra, qui fait autorité en la matière et pour qui les questions fondamentales dans le domaine de la gestion de l’eau sont bien trop complexes et trop sérieuses pour qu’on les laisse aux mains des seuls ingénieurs et techniciens.
C’est qu’au-delà de la technique se profilent des réalités socioculturelles et qu’il est manifestement difficile d’apprécier les problèmes de la gouvernance de l’eau loin des idées reçues et des solutions simplistes. Gérer l’eau et garantir son accès équitable implique de sortir des logiques du marché, de prendre en compte les réalités sociales et culturelles - la pauvreté, le rôle des femmes, la place des traditions, l’éducation scolaire, etc. - et de veiller à ce que la responsabilité de ce bien commun primordial soit l’affaire de tous.
Co-auteure du même ouvrage, Khadija Darmame, pointe le doigt sur le cas de la Jordanie où la crise de l’eau “ne se résume pas à la rareté physique que le discours gouvernemental utilise en présentant les villes comme assoiffées”. Pour cette chercheure associée à l’Institut français du Proche-Orient, “les solutions aux problèmes d’accès à l’eau et de sa gestion ne doivent pas négliger la promotion de la citoyenneté et elles doivent catalyser un vrai engagement de la société civile. Mais une gouvernance sans transparence et sans démocratie est inopérante …”.
Avec des mots différents et concernant d’autres défis fondamentaux de la vie quotidienne, les manifestations de la place du 7-Novembre à Tunis et de la place Tahrir au Caire ne disaient pas autre chose.
Bernard Weissbrodt
Notes
(1) Voir : Pénurie d’eau dans les pays arabes à l’horizon 2015 ? (aqueduc.info, 5 novembre 2010)
(2) Voir : ‘Blue Peace’ : plan stratégique pour une meilleure gestion de l’eau au Moyen-Orient (aqueduc.info, 10 février 2011)
(3) “Il y a loin de la coupe aux lèvres”
Quand l’accès à l’eau devient un enjeu de gouvernance
Mohamed Larbi Bouguerra, Khadija Darmame, Moussa Diop
Éditions Charles Léopold Mayer, Paris 2010