Pierre Ruetschi, rédacteur en chef de la Tribune de Genève et modérateur de ce débat, en a d’ailleurs convenu dans sa conclusion : c’est essentiellement de batailles pour l’eau et non de guerres de l’eau dont il aura été question dans ce face à face qui se voulait courtois, et qui le fut, hormis quelques brefs assauts d’une aimable ironie.
Sur les constats de base, les deux hôtes des SIG partagent les mêmes vues. Il y a toujours autant d’eau dans le cycle hydrologique, mais ce qui a changé ce sont les prélèvements qu’on y fait : croissance démographique, augmentation des standards de vie, modification des comportements alimentaires, bref nos modes de production et de consommation entraînent la pénurie.
Agir en priorité sur la demande
Il est grand temps, dit Anne Le Strat, d’inverser les raisonnements. Il ne s’agit plus de savoir si l’on aura assez de ressources pour faire ce dont on a envie, mais de réfléchir aux activités humaines en fonction de notre environnement. Il faudrait quatre planètes si le monde entier voulait vivre comme aux États-Unis. Peter Brabeck lui fait écho, chiffres en mains : 300 kilomètres cubes, c’est la quantité d’eau que nous utilisons chaque année de manière excessive et non soutenable. C’est sur la demande en eau qu’il faut agir, non sur l’offre.
Insoutenable également, précise le président de Nestlé, la production de biocarburants : pour produire un litre de bioéthanol, il faut 4’000 litres d’eau, et plus de 9’000 pour un litre de biodiesel. "C’est bien la preuve qu’on ne reconnaît aucune valeur à l’eau. Sinon, on ne ferait pas cela (…) La seule décision politique à prendre, c’est ’no food for fuel’, pas de production agricole pour du carburant, il faut laisser le maïs pour la consommation humaine".
Politique. Le mot-clef est lâché. "Il devrait y avoir une gouvernance mondiale de l’eau, dit Anne Le Strat : la gestion de l’eau devrait être une priorité des États." Peter Brabeck ne croit guère à une organisation mondiale de l’eau. Non par principe, explique-t-il. Mais parce que c’est politiquement difficile. Et que le débat autour de cette revendication paralyse les activités qui doivent être menées sans tarder.
Public ou privé ?
Le volet public-privé aura permis à la présidente d’Eau de Paris d’esquisser un bilan provisoire de la première année de remunicipalisation du service de distribution d’eau dans la capitale française. Les gains économiques sont importants, affirme-t-elle d’emblée : à la fin de l’année, on sera sans doute proche de 40 millions d’euros d’économies et tous les bénéfices d’exploitation seront réinvestis dans le service : "aujourd’hui on ouvre à la concurrence pour les marchés de travaux, on a des gains de trésorerie, on rend des comptes aux usagers". Le service public obéit à l’intérêt général et non à l’intérêt privé.
Peter Brabeck rétorque n’avoir rien contre le service public qui, dit-il au passage, représente tout de même 96 % de la gestion de l’eau au niveau mondial. Les problèmes, il les voit dans les pertes d’eau dans les réseaux (30% en moyenne européenne), dans la contamination des eaux par des métaux lourds, et le manque d’argent pour la réparation des infrastructures : "mon problème, c’est que ni le public ni le privé ne font ce travail ; ce qui importe, ce n’est pas qui gère l’eau, mais qu’on la gère bien".
Rien de nouveau dans l’argumentaire des eaux en bouteilles. L’un défend l’idée qu’il vaut mieux boire de l’eau en bouteilles plutôt que de la limonade et que de toutes façons ce marché-là ne représente qu’une infinitésimale partie de la consommation d’eau potable. L’autre ne comprend pas qu’il existe un marché des eaux en bouteilles quand on dispose au robinet d’une eau plus écologique et moins chère. On n’ira guère plus loin.
En conclusion, les deux invités reformuleront ce qu’ils voient comme priorités. Pour Peter Brabeck : donner une valeur à l’eau et la gérer avec efficacité : quel sens y a-t-il à produire de l’eau potable en grande quantité quand une petite part seulement est consommée comme eau de boisson ? Pour Anne Le Strat : l’engagement des décideurs et des gouvernements pour l’accès de tous à l’eau à une eau de qualité et à l’assainissement, et pour la préservation des milieux. (bw)
(*) Peter Brabeck-Letmathe : d’origine autrichienne, il a d’abord travaillé dans plusieurs sociétés Nestlé d’Amérique latine avant d’intégrer en 1987 le siège de la multinationale à Vevey (Suisse) dont il deviendra le patron dix ans plus tard et, en 2008, président du conseil d’administration.
Anne Le Strat : depuis 2008 elle est adjointe au Maire de la Ville de Paris, en charge de l’eau, de l’assainissement et de la gestion des canaux. Elle a milité pour le retour des services municipaux de distribution d’eau dans le secteur public et préside aujourd’hui la régie Eau de Paris.