Pour tenter de comprendre les possibles changements, au cours des dernières décennies, dans la manière que les usagers de Suisse romande avaient de considérer leurs services d’eau, Paola Rattu a pris l’option tout d’abord de consulter les archives de plusieurs journaux (en particulier celles du quotidien Le Temps et de son "ancêtre" La Gazette de Lausanne, mais aussi Le Matin et 24 Heures), d’y recenser les articles parus entre 1850 et 2010 et liés au mot-clé "’eau", d’en trier et organiser les différents énoncés pour en repérer le ou les possibles fils rouges, et finalement de se lancer dans une analyse approfondie des divers contenus de l’inventaire ainsi réalisé.
"Mon idée de départ, explique Paola Rattu, était qu’il y a toujours eu en Suisse un mode de pouvoir dans lequel les individus sont très fortement responsabilisés avec, pour corollaire, que le gouvernement n’a pas besoin d’exercer de coercitions. Il y a certes des contraintes, par exemple sur le prix de l’eau, mais le citoyen fait le choix de les accepter. Cela ne veut pas dire cependant que les motivations ne changent pas : on voit en effet que, selon les époques, les arguments vont porter tantôt sur des considérations d’ordre économique, compte tenu des investissements nécessaires pour garantir une eau potable et une bonne épuration de l’eau usée, tantôt sur des impératifs moraux de lutte contre le gaspillage et la pollution pour préserver la bonne qualité de l’environnement."
Une prise de conscience liée au mauvais état des lacs
Reprenant le fil de ses analyses, la chercheuse, native de Sardaigne, note qu’au début des années 1980, les débats sur l’eau sont fortement marqués par les problèmes de pollution des lacs. Tant la presse que les administrations publiques pointent du doigt la responsabilité des individus et des milieux agricoles en particulier, en appellent à leur capacité d’autodiscipline comme au principe du pollueur-payeur, et multiplient les informations sur les moyens de ’traquer les phosphates à la source’ ou d’assurer ’la pleine efficacité des stations d’épuration’. Diverses associations se mobilisent, non sans succès, puisque la Suisse, bien avant ses pays voisins, décide en 1986 déjà d’interdire les phosphates dans les lessives.
Durant une assez brève période, le discours se fera ensuite moralisant sans référence directe au discours économique : les argumentaires renvoient à la surconsommation d’eau, au gaspillage et à la pollution, autant de pratiques jugées répréhensibles. On quitte pour ainsi dire le champ de la rationalité des individus pour mettre l’accent sur leurs croyances et leurs systèmes de valeurs : à eux de faire le choix en leur âme et conscience entre les bonnes et les mauvaises pratiques, entre ce qui est moral et ce qui ne l’est pas en matière de consommation. Cette "nouvelle morale" utiliserait les impacts sur l’environnement comme des leviers pour, par exemple, détourner le consommateur de l’eau en bouteilles et le mener vers celle du robinet.
Plus tard, sous l’influence croissante de diverses instances européennes ou onusiennes, le débat public change quelque peu d’orientation. D’un côté se pose la question de la libéralisation ou non du marché de l’eau et de la privatisation des services de l’eau. Les différentes problématiques de la mondialisation occupent le devant de la scène. Pourtant, en Suisse, l’eau n’est presque jamais montrée comme un produit : sa valeur économique est liée aux processus de sa transformation en eau potable. Ceci est probablement l’un des facteurs qui expliquent la forte résistance observée contre la marchandisation de l’eau et contre la présence de grandes multinationales dans le domaine de la distribution de l’eau en Suisse.
Quand le débat se déconnecte des réalités locales
Parallèlement apparaît toute une panoplie de concepts généraux applicables, dit-on dans les arènes internationales, autant dans les pays industrialisés que dans les pays en développement. "L’eau est décrite de manière de plus en plus globalisante et déconnectée des réalités locales", constate Paola Rattu et il est alors de bon ton d’inciter citoyens et consommateurs à adopter des comportements qui n’ont pourtant pas grand-chose à voir avec les réalités hydrologiques et sociales qui, en Suisse, se déroulent à des échelles très locales.
Ce type d’arguments semble même faire fortune : "Les propositions formulées pour d’autres contextes (notamment les pays du Sud) sont reprises dans le contexte national et au niveau local, comme si l’eau était une ressource pleinement insérée dans le processus de mondialisation. Par exemple, la rareté de l’eau n’est pas débattue au cas par cas, mais postulée au niveau mondial, et ce postulat est utilisé pour suggérer des placements financiers dans le secteur de la gestion de l’eau en réseau".
Mais les discours de ce genre ne dureront pas très longtemps et changeront de manière assez radicale à partir du milieu des années 2000 : les échelles d’analyses globale et locale sont à nouveau clairement séparées et, s’agissant de la gestion des réseaux d’eau en Suisse, la rationalité économique et technique relègue au second plan les arguments moralisateurs qui se déplacent vers les produits de consommation, l’eau en bouteille notamment, jugée peu écologique mais aussi d’un coût beaucoup trop élevé comparé à celui de l’eau du robinet.
Un mode de gouvernance original
Après un certain flux et reflux des perceptions que l’on se fait parmi les consommateurs suisses romands des problématiques liées à la gestion de l’eau publique, il faut bien reconnaître que même si les dynamiques s’entremêlent, elles ne s’en trouvent finalement guère bouleversées. La suite des recherches menées par Paola Rattu devrait dire s’il faut ou non continuer à en chercher la principale explication dans la manière dont s’exerce le pouvoir politique et économique et dans le fonctionnement des institutions démocratiques.
"Je suis intimement convaincue, dit-elle, que la Suisse est un système spécial, non comparable et intrinsèquement différent de celui des pays qui l’entourent. Cela se voit dans la façon qu’on a dans ce pays d’aborder les problèmes, de faire circuler les informations et de participer aux processus de décision : cela requiert un investissement individuel responsable qu’on ne trouve pas forcément dans d’autres contextes."
Bernard Weissbrodt
– Page personnelle de Paola Rattu
sur le site de l’Université de Lausanne