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25 juin 2008.

Expo d’eau, c’est leurre

EDITO JUIN-JUILLET 2008 Les gens de Saragosse sont fiers de (...)

EDITO JUIN-JUILLET 2008

Les gens de Saragosse sont fiers de leur exposition internationale. On les comprend, on est content pour eux. Non pas à cause de cette “fiesta del agua” qui célèbre l’eau et le développement durable. Pour eux, ça serait presque secondaire. Mais parce que leur cité peut grâce à cet événement donner d’elle une image résolument moderne et séduisante.

D’autres villes espagnoles, avant elle, avaient déjà su profiter de ce genre d’occasion historique (et de l’argent qui va avec, bien sûr) pour ravaler et rajeunir façades et infrastructures : Séville et son Exposition universelle, Barcelone et ses Jeux olympiques, Valence et son America’s Cup. Les organisateurs de cette nouvelle exposition internationale n’ont jamais caché leur ambition. L’Expo 2008, lit-on dans le dossier de presse, met en évidence « le niveau de développement et de stabilité de l’Espagne, sa place comme destination touristique mondiale de premier ordre et son expérience dans l’organisation de grands événements ».

Grâce à toutes sortes de fonds publics et privés dont une part serait restée sans cela inaccessible, Saragosse - cinquième cité d’Espagne avec ses 650’000 habitants - a pu faire d’une pierre deux coups : mener à terme ses propres projets et organiser son rendez-vous international. La voilà donc riche aujourd’hui d’une nouvelle gare pour trains rapides et d’une bretelle d’autoroute enjambant l’Ebre, d’un fleuve dont les rives ont été réhabilitées et les méandres revitalisés, ainsi que d’un immense espace qui – une fois la parenthèse Expo refermée – sera reconverti en palais des congrès, centre d’affaires, quartier administratif, aires de loisirs, parc naturel. La totale ou presque.

Trouver un thème à la mode pour donner le change à toutes ces envies de rénovation était somme toute quelque chose d’un peu accessoire. L’eau fera l’affaire. Quoi qu’elle a failli jouer un bien vilain tour aux Zaragozanos. La pluie, qui depuis plusieurs années faisait tant défaut à l’Aragon et à d’autres contrées d’Espagne, est tombée plus que d’abondance au printemps. L’Ebre a grossi au point de retarder les travaux de l’Expo et d’inonder l’une ou l’autre de ses zones thématiques. Une manière pour Mère nature de rappeler que l’eau ne se laisse pas si facilement apprivoiser et qu’elle n’en fait parfois qu’à sa tête, quoi qu’on en dise.

L’eau trônera bien évidemment pendant trois mois à toutes les places d’honneur. On lui rendra toutes les politesses plus ou moins sincères (ou carrément hypocrites en pestant contre ces pluies qui gâchent la fête), on en fera les louanges sous des tonnes de discours bien ficelés et de vertueuses intentions (dont on sait qu’elles pavent des lieux auxquels on a l’habitude de vouer son pire ennemi), on la mettra en scène dans de reluisants et somptueux décors (tout en se disant qu’on lui construira bientôt des canalisations de béton ou de métal qui l’amèneront là-bas, très loin, où elle n’irait pas d’elle-même).

À voir tant de prouesses architecturales et la multitude de spectacles qui émailleront l’été aragonais, on se dit que le show, puisqu’il faut bien l’appeler par son nom, risque fort d’estomper la réalité. Tout le monde ou presque s’accorde à dire en effet que l’Espagne fait quelque peu figure de cancre de la gestion de l’eau : ce pays est même le plus grand consommateur d’eau en Europe alors qu’une partie de son territoire souffre d’aridité.

Dans ce pays, explique Pedro Arrojo, professeur à l’Université de Saragosse et expert reconnu en la matière, « on a pris l’habitude de ne pas prévoir de stratégies contre la sécheresse, mais plutôt de la masquer. Chaque fois qu’il y a eu des périodes de sécheresse, de nouveaux barrages ont été construits. Mais de nouveaux usages sont apparus : arrosage, urbanisation, golf. Et quand une nouvelle sécheresse arrive, les barrages sont à nouveau vides » (1).

Au début des années 2000, les experts du premier ministre conservateur Aznar avaient mis au point un Plan hydrologique national controversé qui prévoyait notamment une déviation des eaux de l’Ebre vers le sud du pays par un canal long de quelque 900 kilomètres. Le socialiste Zapatero décida de l’annuler dès son arrivée au pouvoir il y a quatre ans. Mais la question a refait surface ces derniers mois quand il a fallu résoudre dans l’urgence les problèmes de manque d’eau à Barcelone. On donna le feu vert à un projet de canal d’appoint de l’Ebre vers la capitale catalane, puis on le remit au rouge dès lors que les pluies avaient rechargé les réservoirs. Entre temps, on a même vu Tarragone et Marseille voler au secours des Catalans et organiser des transports d’eau par bateaux-citernes.

À plus ou moins long terme, l’Espagne ne pourra donc pas contourner la nécessité d’un plan global pour la gestion de l’eau. Mais la tâche sera rude. Les 17 communautés autonomes entendent bien faire valoir leurs droits en la matière puisque les bassins versants qui leur sont propres relèvent en principe de leur compétence et que le pouvoir central n’a d’autorité que sur les bassins partagés par plusieurs régions (c’est-à-dire, paradoxalement, presque tout le pays !). C’est donc là aussi que le bât blesse : on voit surgir de plus en plus de conflits entre les communautés riches en eau et celles qui sont plus sèches, entre celles de l’intérieur du pays et celles du littoral. Certes ces dernières investissent énormément dans la construction d’usines de dessalement. Nécessité fait loi, mais c’est une manière aussi d’esquiver les problèmes de fond.

Il faudrait encore parler de cet autre signal qui contredit de façon choquante les messages de l’Expo de Saragosse sur les vertus du développement durable : non loin de là, sous l’appellation « Gran Scala », des investisseurs étrangers ont imaginé de construire, non sans un certain laisser-faire des autorités régionales d’Aragon, un gigantesque complexe récréatif, façon Las Vegas, avec quelques dizaines de casinos et d’hôtels, golf, hippodrome et autres espaces de loisirs. Ce qui reviendrait à transformer un écosystème semi-aride en une oasis de jeux évidemment consommatrice et gaspilleuse de ressources en eau. Mais rien n’est encore fait, les oppositions semblent fleurir de toutes parts.

Enfin, les organisateurs de l’Expo nous annoncent en fin de parcours l’adoption d’une « Charte de Saragosse ». Comme s’il fallait que chaque ville au monde doive un jour ou l’autre se réclamer de « sa » déclaration sur tout et n’importe quoi. Comme si l’on avait besoin d’un document supplémentaire sur les enjeux de l’eau au 21e siècle alors que d’innombrables conférences, forums et colloques autour de ces thèmes ne cessent depuis des années d’accoucher de milliers de pages trop souvent destinées à l’oubli. Comme si Saragosse elle-même – grâce à son Université et à l’un de ses membres des plus engagés, Pedro Arrojo en l’occurrence - n’avait pas déjà largement contribué à ce débat en initiant une ‘Déclaration européenne pour une nouvelle culture de l’eau’, hélas encore trop largement méconnue (2). Une Charte de l’eau pour l’Espagne serait par contre fort bienvenue, on peut toujours rêver.

À l’Expo de Saragosse, les slogans aquatiques vont donc fleurir abondamment durant tout l’été. Mais sans doute sera-t-il de mauvais goût d’ajouter à ce bouquet d’autosatisfactions cette petite phrase du Rapport mondial 2006 sur le développement humain et qui claque comme une semonce : dans le domaine de l’eau, comme dans d’autres serait-on tenté d’ajouter, « le monde souffre d’un excédent de conférences et d’un manque d’action ».

Dieu seul sait combien d’humains auraient pu bénéficier enfin d’un accès à l’eau potable si on leur avait dédié les 700 millions d’euros du budget de l’Expo. Grosso modo l’équivalent de 20’000 installations villageoises de pompage solaire.

Bernard Weissbrodt,
avec Santiago Benito Po


(1) Déclaration à l’AFP, 14 juin 2008
(2) La Déclaration européenne pour une nouvelle culture de l’eau sur le site de l’Université de Saragosse

Lire aussi :
"Portes ouvertes à l’Expo internationale de Saragosse"



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Glossaire

  • Interconnexion

    Pour assurer la continuité de l’approvisionnement de la population en eau potable de la meilleure qualité possible et en quantité suffisante, un distributeur doit disposer d’une ou plusieurs interconnexions de secours avec un ou plusieurs réseaux de distributeurs voisins. C’est l’une des solutions qui permet de garantir en permanence la sécurité d’une exploitation en cas d’accident ou en période de crise.

Mot d’eau

  • Jamais la même eau

    « Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau. L’écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissout, tantôt se reforme, et il n’est d’exemple que longtemps elle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde. » (Kamo no Chōmei, poète japonais, 1155-1216, "Hōjōki")


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