AccueilÀ la Une

26 septembre 2018.

Et si l’on faisait meilleur usage des eaux usées ?

Échos de la journée annuelle d’information de l’Eawag

Le tri des ordures ménagères, du verre et du PET, des piles et du papier, des textiles, de l’aluminium et du fer blanc, sans oublier les déchets organiques destinés au compost, fait désormais partie des gestes quasi quotidiens de tout un chacun. Les divers procédés mis en œuvre pour les recycler permettent à la fois d’économiser des ressources naturelles et de mieux protéger l’environnement et la santé des populations.

Mais pourquoi donc ne trierait-on pas également les eaux usées ? Elles sont certes nauséabondes et porteuses de risques sanitaires, mais l’idée selon laquelle il serait plus intelligent de les recycler et de tirer profit de leurs ressources plutôt que de simplement les rejeter fait peu à peu son chemin. En inscrivant cette thématique à l’affiche de sa journée annuelle d’information, l’Institut fédéral des sciences et des technologies de l’eau (Eawag) a en tout cas fait savoir qu’il entendait bien poursuivre les recherches qu’il mène dans ce domaine depuis quelques années déjà.

Pour l’Eawag, cette journée d’information qui a réuni le 11 septembre 2018 à Dübendorf, près de Zurich, plus de 200 experts scientifiques, techniques, gestionnaires et politiques [1], offrait une excellente occasion d’expliquer l’une ou l’autre des technologies d’avant-garde dans le domaine de la récupération des matières recyclables récoltées par les stations d’épuration et dans celui de la production d’énergie.

Les eaux usées sont une source de matières premières, rappellent les experts de l’Eawag. Elles contiennent tous les nutriments consommés avec de la nourriture. Comme l’agriculture a besoin notamment d’azote et de phosphore pour sa production alimentaire, elle s’est longtemps servie des boues d’épuration comme engrais. Mais cette pratique est interdite en Suisse depuis 2006, car ces boues peuvent contenir des métaux lourds et des agents potentiellement infectieux. Autrement dit, depuis cette date, seule une très petite quantité des éléments nutritifs contenus dans les eaux usées est encore recyclée.

Les eaux usées sont également sources d’énergie. D’une part les eaux grises provenant des salles de bain et des cuisines véhiculent de la chaleur, d’autre part les eaux usées contiennent des substances organiques qui peuvent être converties en biogaz. Ces deux possibilités sont déjà exploitées ici ou là, mais l’essentiel de ce potentiel énergétique est souvent oublié et se perd encore dans les égouts et les STEP.

Deux principes novateurs

Dans ses installations expérimentales, Eawag s’efforce de rationaliser les procédés existants de traitement des eaux usées et de développer de nouvelles méthodes de récupération des ressources. Les scientifiques, précise Kai Udert, chef d’un groupe de recherche et professeur à l’École polytechnique fédérale de Zurich, sont guidés par deux principes qui pour le moment ne sont pas du tout pris en compte dans le traitement classique des eaux usées, à savoir :
 La séparation à la source. Les eaux usées domestiques se composent essentiellement de trois flux : l’urine, qui contient la plupart des nutriments dont on a besoin pour la production alimentaire ; les matières fécales dont les substances organiques certes pathogènes sont exploitables sous forme de bioénergie ; et les eaux grises qui contiennent la plus grande part d’eau et qui représentent également un important potentiel énergétique. Si l’on traite séparément ces trois flux d’eaux usées, on pourra alors récupérer plus facilement les nutriments, l’énergie et l’eau.
 Le traitement sur place. Il serait extrêmement onéreux, pour ne pas dire utopique, de transporter ces trois flux issus de la séparation à la source vers un lieu d’exploitation approprié et par le biais de canalisations différentes. Cela postule donc le choix d’un traitement séparé directement sur place et l’installation d’équipements adéquats dans les immeubles de demain. Et comme les eaux usées ne seraient plus dans ce cas-là évacuées via les égouts, cela permettrait en même temps d’économiser de grandes quantités d’eau potable et de réduire la charge des réseaux d’assainissement.

Comment recycler les eaux grises ?

La question n’est pas de savoir si on veut réutiliser les eaux usées, mais comment on va le faire. C’est le message que fait passer Eberhard Morgenroth, professeur d’ingénierie des processus à l’Eawag et à l’Université de Zurich. Dans la majorité des cas, les eaux usées domestiques ne sont que des eaux grises légèrement polluées, ce qui en fait une ressource fiable dans les zones urbaines. On peut alors les traiter et les recycler comme eau potable et c’est ce qui se pratique depuis quelque temps déjà par exemple à Singapour et dans quelques villes de Californie pour faire face aux pénuries. Cela passe généralement par des installations centralisées couplant une station d’épuration conventionnelle et une usine de traitement.

Il en va différemment des eaux grises recyclées pour d’autres usages : elles peuvent être collectées séparément dans les grandes habitations, traitées directement et réutilisées localement. Les normes de qualité dépendent alors de l’utilisation prévue. Mais, précise l’expert, cela réclame de toute façon des procédures hygiéniques rigoureuses : il faut s’assurer qu’aucune maladie ne puisse être transmise. Il ne s’agit pas non plus de faire appel à une technologie correcte pour le retraitement des eaux seulement, mais aussi pour les opérations de stockage et de distribution comme pour leurs différents usages possibles.

On pense d’emblée à deux types d’utilisation d’eaux grises traitées de façon décentralisée : d’une part, on pourrait économiser un tiers de la consommation d’eau potable en recyclant des eaux usées purifiées pour la chasse des toilettes, et davantage encore pour d’autres applications domestiques comme les machines à laver ; d’autre part, des eaux usées traitées, disponibles indépendamment de la pluie, pourraient être utilisées pour l’arrosage des toitures végétales et des infrastructures vertes situées à proximité, ce qui contribuerait à réduire les effets d’îlot thermique urbain et le recours systématique aux climatiseurs.

De la théorie à la pratique

À Dübendorf, à une dizaine de kilomètres du centre de Zurich, l’Eawag et le Laboratoire fédéral d’essai des matériaux et de recherche (Empa) [2] disposent depuis 2016 d’un bâtiment dédié à l’innovation, le NEST ("Next Evolution in Sustainable Building Technologies"). C’est dans cette plate-forme commune que sont développées et expérimentées diverses solutions pour le traitement et le recyclage de l’eau et pour la récupération des nutriments contenus dans les eaux usées.

Le projet "Water Hub", de façon plus précise, se focalise sur trois axes de recherche : le traitement et la valorisation des urines ("eaux jaunes"), le traitement et la réutilisation des eaux provenant des douches et du lavage du linge et de la vaisselle ("eaux grises") et le traitement des boues fécales composées de papier, de matières fécales et de l’eau de rinçage (" eaux brunes").

"Si on y réfléchit, expliquait en 2016 déjà Bastian Etter, spécialiste de la séparation des eaux usées, à l’époque du lancement du Water Hub de l’Eawag [3], la manière dont nous nous débarrassons habituellement de nos déjections et de nos déchets liquides est complètement absurde. Nous mélangeons les matières fécales, les urines, les eaux grises et les eaux de pluie, les évacuons avec de l’eau potable et nous devons ensuite les séparer à grands renforts de moyens dans les stations d’épuration." Certes l’urine ne représente que 1% du volume des effluents, mais on peut en retirer entre 50 et 90% des nutriments présents dans les eaux usées. C’est donc une ressource qui permettrait de faire des économies d’argent et d’énergie (lire aussi les informations complémentaires en fond de page).

Pour que l’on puisse faire d’utiles recherches au NEST, encore fallait-il que l’Eawag fasse preuve d’innovation dès le départ. Dans ce bâtiment expérimental, les toilettes ont quelque chose d’assez particulier. Elles sont équipées de capteurs qui peuvent détecter tout écoulement d’urine et l’évacuer par un conduit spécial. Lorsque la chasse d’eau est actionnée, ce conduit se ferme et les matières fécales, le papier hygiénique et l’eau de rinçage partent dans un autre conduit. Les deux canalisations débouchent dans le sous-sol du bâtiment et leurs contenus sont stockés séparément pour être traités et étudiés par les chercheurs de l’Eawag. Peut-être que ceux-ci parviendront à la conclusion que dans un avenir pas trop lointain des modules de traitement local des eaux usées pourront être installés dans les plus grands des bâtiments construits à l’avenir dans les villes.

Bernard Weissbrodt
Informations et illustrations © Eawag




Notes

[1L’Institut fédéral des sciences et des technologies de l’eau (Eawag, Eidgenössische Anstalt für Wasserversorgung, Abwasserreinigung und Gewässerschutz) fait partie des établissements de recherche du domaine des Écoles polytechniques fédérales. Il compte quelque 500 personnes actives sur les sites de Dübendorf (Zurich) et Kastanienbaum (Lucerne). En plus de son implication dans la recherche, l’Eawag intervient également dans les domaines de l’enseignement et de la formation continue, des activités de conseil et de transfert de savoir. > www.eawag.ch
 Le résumé des communications de cette Journée annuelle d’information est disponible (en allemand seulement) sur le site de l’Institut.

[2Le Laboratoire fédéral d’essai des matériaux et de recherche (Empa, Eidgenössische Materialprüfungs- und Forschungsanstalt) fait également partie des établissements de recherche du domaine des Écoles polytechniques fédérales. Installé sur trois sites (Dübendorf, St-Gall et Thoune), il compte plus de 900 collaborateurs. Dédié aux sciences appliquées et à la technologie des matériaux, il élabore des solutions novatrices dans des domaines qui concernent la construction, l’énergie, l’environnement et la médecine. > www.empa.ch

[3Voir : "NEST : un lieu d’innovation pour les sanitaires",
sur le site de l’Eawag (28 avril 2016).

Infos complémentaires

Un engrais à base d’urine
est déjà disponible sur le marché

L’Eawag fait plus que de la recherche. Mettant en pratique le double principe de la séparation à la source et du traitement sur site, elle a aussi créé une société dérivée – Vuna Sàrl – qui produit un engrais liquide à base d’urine. Cela se fait en deux étapes, d’abord par un processus biologique (nitrification) qui stabilise l’urine, ensuite par un filtre à charbon actif qui garantit l’élimination des résidus de médicaments. Au final – 1000 litres d’urine permettent de produire 100 litres d’engrais liquide - la solution, concentrée, fournit un engrais, l"Aurin", qui contient tous les nutriments nécessaires à la croissance végétale (azote, phosphore, potassium, etc.) ainsi que de nombreux oligo-éléments (fer, zinc, bore, etc.). En 2018, ce produit a obtenu de l’Office fédéral de l’agriculture l’homologation définitive pour sa distribution comme engrais universel, utilisable aussi pour la fertilisation des plantes comestibles.

Un quart de siècle de recherches

Dans « Flows of Science », un ouvrage en anglais publié cette année par l’Eawag, l’historien australien Luke Keogh retrace l’histoire des recherches scientifiques, des développements techniques et des projets de terrain menés par cette institution, de 1992 à 2017, dans le domaine de la séparation à la source. Il montre la nécessité de disposer de compétences personnelles et d’équipes de recherche qui collaborent pendant des décennies pour concrétiser cette nouvelle approche dans la gestion des eaux urbaines.
 Pour en savoir plus

Mots-clés

Glossaire

  • Interconnexion

    Pour assurer la continuité de l’approvisionnement de la population en eau potable de la meilleure qualité possible et en quantité suffisante, un distributeur doit disposer d’une ou plusieurs interconnexions de secours avec un ou plusieurs réseaux de distributeurs voisins. C’est l’une des solutions qui permet de garantir en permanence la sécurité d’une exploitation en cas d’accident ou en période de crise.

Mot d’eau

  • Jamais la même eau

    « Le cours de la rivière qui va jamais ne tarit, et pourtant ce n’est jamais la même eau. L’écume qui flotte sur les eaux dormantes tantôt se dissout, tantôt se reforme, et il n’est d’exemple que longtemps elle ait duré. Pareillement advient-il des hommes et des demeures qui sont en ce monde. » (Kamo no Chōmei, poète japonais, 1155-1216, "Hōjōki")


Contact Lettre d'information