Les chancelleries sont en train d’enrichir leur vocabulaire d’un mot nouveau : hydro-diplomatie. En plus clair, et pour reprendre le titre d’une récente conférence internationale : "un outil pour partager l’eau par delà les frontières". Ou comment faire converger les intérêts bien compris des pays riverains d’un même fleuve et de son bassin hydraulique.
Sur la planète, on a recensé très précisément 263 bassins transfrontaliers partagés par deux ou plusieurs pays. Ces bassins, qui franchissent les frontières politiques de 145 États, représentent environ 45 % de la superficie terrestre, totalisent près des trois quarts des débits fluviaux mondiaux et concernent 40 % de la population du globe. Autant dire que le sujet n’est pas anodin quand on parle de gouvernance de l’eau.
Si de plus en plus de monde s’en préoccupe aujourd’hui, c’est - comme l’explique un document d’une conférence internationale convoquée en Thaïlande fin octobre pour traiter explicitement de ce thème - parce que les changements climatiques, la croissance démographique rapide et le développement de technologies de captage d’eau accroissent les pressions sur cette ressource et que les conflits d’attribution risquent dès lors de se multiplier et de s’intensifier. Dans ce contexte, "l’hydro-diplomatie est un outil essentiel pour garantir que les ressources en eau partagées sont gérées efficacement, durablement et équitablement" (1).
Dans ce domaine, il n’existe à l’heure actuelle aucun instrument juridique universel auquel les États pourraient se référer pour résoudre leurs différends. Les Nations Unies ont bien tenté de le faire en chapeautant en 1997 la Convention de New York sur "le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation", mais, quinze ans plus tard, il manque encore sept ratifications à ce traité qui en a besoin de 35 pour entrer en vigueur. Par contre, au niveau régional, la Commission économique des Nations Unies pour l’Europe avait réussi, en 1992 déjà, à se doter d’une "Convention sur la protection et l’utilisation des cours d’eau transfrontières et des lacs internationaux" ratifiée à ce jour par 39 de ses 56 États membres (2).
Guerres de l’eau, mythes et réalités
Le spectre des guerres de l’eau est de plus en plus fréquemment agité dans certaine presse, mais de l’avis de nombreux experts cette image semble relever davantage du mythe que d’une sérieuse analyse politique (3). Selon le site de l’ONU consacré à la Décennie de l’eau 2005-2015, il n’y a eu au cours du dernier demi-siècle que 37 conflits graves impliquant des violences alors que pendant la même période pas moins de 147 traités ont été signés en matière d’utilisation des eaux transfrontalières (4), sans parler des multiples organismes interétatiques ou régionaux de coopération destinés à gérer un tant soit peu les problèmes communs et régler d’éventuelles disputes.
Les lieux de friction existent et inquiètent à plus d’un titre. On n’en dressera pas ici la liste, mais au simple énoncé de quelques noms de grands fleuves et bassins versants - du Sénégal au Mékong en passant par le Nil, le Jourdain, le Tigre ou l’Euphrate - des images surgissent aussitôt qui disent la nécessité et l’urgence de conciliations, de concertations et de coopérations. Faut-il rappeler que les mots ’riverain’ et ’rival’ ont une même racine étymologique, à savoir les bords de cours d’eau dont on tire de multiples avantages et qui de ce fait peuvent susciter des conflits d’usage entre gens de rives opposées ou de populations d’amont et d’aval ?
"Permettre aux États d’équilibrer leurs intérêts"
C’est ici qu’apparaît l’hydro-diplomatie, cet outil qui - selon Ganesh Pangare, directeur de programme à l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) - devrait "permettre aux États d’équilibrer leurs intérêts en tenant compte de leur souveraineté nationale tout en renforçant la coopération régionale avec les pays qui partagent des ressources communes. Garantir que les ressources hydriques partagées soient gérées de manière efficiente, durable et équitable est quelque chose qui n’a pas de prix".
Au début de l’année, une mission parlementaire française avait publié un rapport d’information dans lequel elle avançait des propositions pour une meilleure gouvernance de l’eau au niveau mondial et une véritable hydro-diplomatie. L’un des principaux arguments avancés était de nature économique : "l’utilisation solidaire et coopérative d’un cours d’eau permet de tirer plus de bénéfices qu’une utilisation unilatérale et exclusive. L’utilisation partagée d’une ressource permet une optimisation de l’usage qui en est fait pour tous les États riverains." (5) Soit dit en passant, ce rapport avait créé la polémique autour de sa prise de position sur le Moyen-Orient où l’eau est présentée comme "révélatrice d’un nouvel apartheid".
Fin septembre à New York, le ministre suisse des affaires étrangères, Didier Burkhalter (6), avait également souhaité que les Nations Unies encouragent le renforcement des mécanismes de gestion coopérative des bassins transfrontaliers aux niveaux national et international : "la Suisse soutient le développement de nouveaux vecteurs d’influence pour les négociations et la coordination politiques : diplomatie de l’eau, contacts à haut niveau et cofinancement de projets concrets dans des régions et des endroits clés recélant un fort potentiel de conflit lié à l’eau." Et Didier Burkhalter de citer en exemple les initiatives dites Blue Peace, qui visent à une gestion commune, par les pays directement concernés, des questions liées à la sécurité de l’eau au Moyen-Orient et dans le Bassin du Nil.
Il y a quelques années déjà, le directeur général des ressources hydrauliques du Liban, Fadi Comair, (7) avait été l’un des premiers à parler d’hydro-diplomatie et à en décrire les principaux bienfaits directs ou indirects : meilleure gestion de l’écoulement des cours d’eau, prévention des risques d’inondation et de pollution, croissance économique du bassin et les opportunités d’investissement, stabilité politique et paix durable entre pays riverains, etc. Ce nouveau concept de coopération régionale par le biais de l’eau ne peut, dit-il, que susciter une véritable dynamique de développement.
Fleuves rassembleurs
La coopération internationale dans le domaine de l’eau - dont on rappelle que l’ONU en a fait dans son calendrier le thème principal de l’année 2013 - ne se joue pas uniquement sur le terrain des adductions, de l’irrigation, de l’assainissement et autres champs techniques des partenariats financiers et des transferts de compétences, mais aussi sur celui de la "haute politique" et de la diplomatie internationale.
L’objectif à long terme n’est ni plus ni moins que de créer des entités transfrontalières à l’échelle des bassins versants, de faire s’estomper les risques de tragédies humaines provoquées par les catastrophes naturelles et les violences de toutes sortes, de croire davantage à la capacité des cours d’eau de rassembler autour d’eux plutôt que de servir de barrières et d’alimenter la violence. "Aux risques des guerres de l’eau, doivent se substituer des guerres contre la misère, l’insalubrité et l’absurdité", comme dit le rapport français sur la géopolitique de l’eau. Bref, la paix bleue, plutôt que la peur de même couleur.
Bernard Weissbrodt
Notes
(1) Conférence organisée le 31 octobre 2012 à Chiang Rai (Thaïlande) par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN)
(2) Sur cette convention, consulter le site de la CEE-ONU
(3) Lire à ce propos, dans aqueduc.info, l’article de Sylvie Paquerot : Le spectre des ’guerres de l’eau’
(4) Site des Nations Unies consacré à la décennie de l’eau 2005-2015, Eaux transfrontalières
(5) Voir, dans aqueduc.info, davantage de détails concernant ce rapport français sur "La géopolitique de l’eau"
(6) Voir, dans aqueduc.info, l’article "La Suisse demande à l’ONU d’inscrire le thème de l’eau à son agenda".
(7) Fadi Comair, "Faire Face aux Crises de l’Eau Douce dans le Bassin Méditerranéen", Unesco, 2008, document disponible sur le site waterconference.org