Début novembre 2014, le Programme national de recherche sur la gestion durable de l’eau (PNR 61) a tiré le bilan de travaux dans lesquels se sont impliqués pas moins de 150 scientifiques. Dans ce domaine, ont-ils conclu, la Suisse doit se préparer, sans plus tarder, aux effets des changements climatiques, économiques et sociaux. Seront-ils écoutés ?
À suivre les exposés de l’un ou l’autre des protagonistes de ces recherches pluridisciplinaires, et à lire l’essentiel de leurs conclusions réunies dans cinq documents de synthèse qui devraient servir d’aide-mémoire aux spécialistes en hydrologie et aux décideurs politiques, on ne perçoit que des messages convergents : la Suisse n’est pas aussi riche en eau qu’on le supposait, les facteurs socio-économiques auront sur le secteur de l’eau davantage d’impacts que les changements climatiques, l’avenir de la gestion des ressources en eau passe par de meilleures synergies entre tous ses acteurs (1).
De ce point de vue, les chercheurs se sont efforcés de montrer l’exemple et de concilier théorie et pratique : se refusant à travailler en vase clos, nombre d’entre eux ont associé des gens de terrain à leurs réflexions. Au fil des mois, ils ont ainsi multiplié contacts, interviews, réunions et autres moyens d’échanges d’informations avec des agriculteurs et des hydroélectriciens, des gestionnaires de services des eaux et des responsables de l’aménagement du territoire, des autorités communales et des délégués d’associations, etc.
Bref, on a vu une véritable volonté de dialogue avec des représentants de divers horizons de l’économie, de la politique et de la société devant faire face quotidiennement à l’un ou l’autre des problèmes posés par toutes sortes d’usages de l’eau et par la protection de cette ressource absolument vitale. La prise en compte, pour ne pas dire la valorisation de leurs observations et de leurs savoir-faire était une condition sine qua non de la réussite d’un projet de cette envergure.
Une chose est, pour les scientifiques, de confronter leurs points de vue, convaincus que nul ne peut plus désormais rester cloisonné dans sa spécialité ; une autre est de transmettre leur savoir à la société et de faire en sorte qu’il soit entendu, compris et le cas échéant mis en pratique.
Depuis quelque temps déjà, on assiste à une multiplication d’initiatives, colloques et publications où des chercheurs de différentes disciplines croisent leurs approches sur des problématiques liées à la gestion de l’eau : hydrologues et biologistes, agronomes et environnementalistes, économistes et juristes, et bien d’autres encore s’efforcent de trouver un minimum de langage commun sur des questions aux vastes ramifications. C’est, somme toute, le b.a.-ba du développement durable.
Les choses deviennent un peu plus compliquées lorsqu’il s’agit pour eux de faire passer les conclusions de leurs recherches à un auditoire plus large, c’est-à-dire - dans ce cas précis des ressources en eau – à un public qui va des pouvoirs politiques à l’ensemble des usagers en passant par les gestionnaires techniques, administratifs et financiers. On l’a déjà dit ici : les citoyens, qui souffrent d’un déficit de communication avec le monde politique, attendent des scientifiques qu’ils les aident à comprendre un peu mieux de quoi demain sera fait et comment ils peuvent s’y préparer un tant soit peu.
Plusieurs raisons sont parfois avancées pour tenter d’expliquer le fossé qui peut tenir le monde de la recherche éloigné de celui des praticiens : manque d’informations concrètes et pertinentes, absence de réelle consultation des acteurs concernés, propositions qui ne répondent pas aux questions que se posent les gens de terrain, insuffisance d’appuis politiques et financiers pour la mise en œuvre des recommandations, et parfois défaut d’engagement personnel concret des chercheurs (2).
À première vue, ce n’est pas le genre de reproches que l’on pourrait adresser au PNR 61. Mais la table ronde, qui le 4 novembre 2014 à Berne a conclu la présentation publique de ses travaux, a cependant mis en évidence quelques possibles dissonances, par exemple entre ceux qui d’un côté estiment que ces recherches bien qu’intéressantes n’apportent pas grand-chose de nouveau au débat, qu’il n’y a pas lieu d’envisager de quelconques catastrophes et qu’il serait mal venu de tomber dans l’activisme politique, et ceux qui d’un autre côté pensent que la situation est plus dramatique que ce que l’on veut bien dire, que l’on a manqué de courage et de pragmatisme en ne remettant pas en cause certains usages inappropriés de la ressource et que l’on fait ainsi la part belle aux technocrates de l’hydraulique.
Ces opinions, qui font contrepoint à l’apparente unanimité des rapports de synthèse du PNR 61, appellent en tout cas deux remarques. Chacun sait tout d’abord qu’en matière de gestion des eaux comme dans d’autres domaines relevant de sa compétence, l’Office fédéral de l’environnement (OFEV) déborde d’initiatives et d’activités. Il suffit pour s’en convaincre de parcourir ne serait-ce que rapidement les pages de son site internet consacré au "thème eau" (3). On y trouve quantité d’études, de normes, de mesures, de recommandations ou encore de guides pratiques émis bien avant les conclusions du PNR 61 Certes les objectifs ponctuels de la recherche scientifique, ses outils et ses méthodes diffèrent en de nombreux points des missions permanentes d’une administration publique. Toutes deux sont sans aucun doute complémentaires, mais on ne voit pas encore très bien comment leurs démarches parallèles vont concrètement s’articuler.
L’autre remarque, qui n’est pas éloignée de la première, porte sur l’idée même de "stratégie nationale de l’eau" dont le PNR 61 souhaite la mise en œuvre : ce serait, lit-on dans ses recommandations adressées à l’État fédéral, "un bon moyen de combiner et de compléter les stratégies partielles en place, mais aussi d’améliorer la coopération des acteurs". Et de préciser qu’une telle stratégie, même si elle ne résout pas tous les conflits d’intérêts, "exerce plus de poids que le modèle existant et les instructions pratiques".
L’idée n’est pas nouvelle. En 2010, un parlementaire avait déposé un postulat demandant au gouvernement "d’élaborer un rapport qui présentera une stratégie de l’eau reposant sur le développement durable et tenant compte des besoins des différents groupes d’utilisateurs" (4). Dans sa réponse, le gouvernement, arguant notamment des principes de subsidiarité et de proportionnalité, a estimé qu’il n’est "ni possible ni judicieux d’exiger de la Confédération d’élaborer des règles applicables dans toute la Suisse pour régir l’accès à l’eau ou d’établir une hiérarchie absolue des intérêts de protection et d’utilisation". Ce qui, le cas échéant, n’empêchera pas l’État fédéral, comme il le fait déjà aujourd’hui, de proposer son expertise et son aide financière aux cantons qui prendront des initiatives dans ce domaine.
C’est aux décideurs politiques, et donc aussi aux citoyens, qu’il revient désormais de prendre le relais du travail des chercheurs et d’initier le passage de la théorie à la pratique. Si, comme l’affirme le PNR 61, "la gouvernance actuelle de l’eau n’est pas adéquatement préparée aux enjeux futurs", on ne voit guère – hormis le repli sur soi et le refus de la réalité - le genre d’arguments décisifs que l’on pourrait faire valoir pour justifier l’immobilisme. Les politiciens n’oseront pas dire ouvertement que la gestion durable de l’eau ne fait pas partie de leurs préoccupations. Mais ils ont tellement d’autres priorités dans leurs agendas, surtout à l’approche d’élections, que ce dossier-là risque de rester trop longtemps lettre morte. Et, dans les mois qui viennent, on aura peut-être envie de dire, paraphrasant un rapport onusien, qu’en ce qui concerne l’eau et l’assainissement, la Suisse souffre elle aussi d’un excédent d’études et de rapports et d’un manque d’action crédible.
Bernard Weissbrodt
Notes
(1) Chacun de ces trois constats fait également l’objet d’un article détaillé (voir les différents liens dans la colonne de droite).
(2) Remarques empruntées à l’article de R.Arlettaz et al., "From publications to public actions : when conservation biologists bridge the gap betweenrResearch and implementation", BioScience, 2010.
(3) Office fédéral de l’environnement – Thème Eau
(4) Conseil national, Postulat Hansjörg Walter (UDC/TG), "Eau et agriculture. Les défis de demain". Texte, développement et réponse du Conseil fédéral disponibles sur le site du Parlement fédéral