Vaste, complexe, il paraissait de prime abord assez ambitieux le thème de la Journée technique annuelle de la Société suisse de l’industrie du gaz et de l’eau (SSIGE), organisée début février à Bulle dans le cadre du 7e Salon suisse des professionnels de l’eau et du gaz (aqua pro gaz). Au final, ce rendez-vous semble toutefois avoir atteint son objectif.
Ses quelque 200 participants ont eu en tout cas l’occasion de se convaincre, si besoin était, que la distribution d’une eau de qualité passe obligatoirement par des rapports de confiance entre tous les partenaires concernés par la gestion du cycle de l’eau potable.
En réalité, cela commence bien en deçà de la source, dans les réseaux d’eaux souterraines, invisibles et souvent insoupçonnés, là où les distributeurs d’eau potable n’ont pas d’autre choix que de faire appel à l’expertise des hydrogéologues. Lesquels n’ont généralement pas de réponses toutes faites aux questions qu’on leur pose et tirent parfois de leurs recherches des conclusions imprévisibles.
Certes, rappelle Aurèle Jean Parriaux, professeur à l’EPFL, on devrait en principe pouvoir distribuer une eau souterraine de qualité sans aucun traitement. Mais le sous-sol n’est de toute évidence pas à l’abri de diverses pollutions ponctuelles ou de longue durée, localement circonscrites ou touchant un vaste territoire.
Cartes géologiques à l’appui, alignant quelques cas patents de pollutions d’origine agricole (lors d’une vidange de fosse à purin) ou industrielle (par déversement de produits chimiques), suite parfois à des accidents de la route (écoulement d’hydrocarbures) ou des événements naturels (caves contaminées lors d’inondations), l’expert démontre la diversité des situations et la complexité de leur analyse.
Si l’on veut prévenir les risques de pollution et gérer les nappes souterraines de manière non seulement quantitative mais aussi qualitative, il faut alors définir des zones de protection en fonction d’abord de la vulnérabilité réelle des sous-sols et le faire de manière cohérente. Le message adressé aux pouvoirs communaux est ici on ne peut plus clair : investissez là où c’est efficace, mettez des restrictions à l’aménagement du territoire là où c’est vraiment nécessaire (voir ci-contre l’exemple de Morges) !
Le cycle législatif de l’eau potable
La formulation peut surprendre. Mais, à suivre les explications de Nicolas Aebischer, du Service de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires du canton de Fribourg, on comprend la nécessité de bien situer les compétences et les responsabilités tout au long de la distribution de l’eau potable.
Différents "systèmes" sont concernés, répartis sur une chaîne qui va des activités humaines (agriculture, industrie, loisirs, etc.) aux consommateurs en passant par la protection des ressources et les différentes phases de l’approvisionnement en eau. Pour chacun de ces systèmes, le législateur a édicté des réglementations détaillées s’adressant à des publics cibles bien définis (pouvoirs publics, acteurs économiques, distributeurs, propriétaires, etc.) et dont l’application est contrôlée par des organes particuliers de surveillance.
Les distributeurs d’eau, constate Nicolas Aebischer, sont certes tenus d’intégrer tous ces paramètres dans leur analyse des risques afin de garantir aux usagers un produit de la meilleure qualité possible. Mais cela n’est pas toujours aisé : la multiplication des interfaces juridiques ou administratives entre ces différents systèmes ne se fait pas toujours de façon cohérente et l’arsenal légal tout comme les niveaux de responsabilité sont parfois sujets à des interprétations divergentes.
Pérenniser le patrimoine acquis
Autres questions préoccupantes pour bon nombre de services publics de l’eau : comment maintenir la qualité des installations pour les générations futures ? comment parvenir à une stabilité financière durable ? Daniel Urfer, du groupe RWB d’ingénieurs-conseils, renvoie d’abord à quelques outils bien connus des distributeurs, entre autres les plans directeurs, les manuels d’autocontrôle ou encore les recommandations émises par la SSIGE. Il met ensuite le doigt sur ces deux écueils concrets que sont les tarifs de l’eau et les valeurs de renouvellement des infrastructures.
Une bonne tarification de l’eau résulte d’un équilibre entre les coûts variables liés à la consommation d’eau et les coûts fixes qu’il faut assumer quelle que soit la quantité d’eau produite. Or, depuis pas mal d’années, on assiste à une baisse quasi constante de la consommation d’eau et des revenus de sa vente, et cela contraint les distributeurs à revoir à la hausse les recettes provenant des taxes de base (généralement calculées en fonction du diamètre du compteur). Les recommandations actuelles visent à ce que la moitié au moins des charges totales des services de l’eau soit couverte par ces taxes récurrentes.
Il n’est cependant pas toujours facile d’expliquer ce genre de calcul aux usagers qui font l’effort d’économiser l’eau mais qui, en même temps, voient grimper le montant de leurs taxes fixes. C’est toutefois la seule méthode pratique dont disposent les distributeurs pour garantir leur autonomie financière. Encore faut-il désormais qu’ils trouvent aussi le moyen de stabiliser leurs prix de façon durable et d’anticiper au mieux les variations de taxes plus ou moins prévisibles.
C’est qu’il s’agit aussi de développer, sur le long terme, une stratégie de maintenance et de renouvellement des infrastructures. Et celles-ci, commente Daniel Urfer, "ont une durée de vie supérieure à la durée d’un mandat politique" ! Si on prend le cas des réseaux et des canalisations – ce sont les infrastructures qui offrent la plus grande longévité d’utilisation (80 ans en moyenne) mais qui représentent aussi la part la plus importante (60 % au moins) des valeurs de remplacement - cela signifie par exemple qu’une commune de 2200 habitants devrait chaque année consacrer quelque 200’000 francs au renouvellement de ses infrastructures, dont 120’000 au moins à celui de ses conduites souterraines. De toute évidence, ce n’est pas une mince affaire (voir ci-contre l’exemple de La Chaux-de-Fonds).
Le défi de la communication avec les usagers
Les consommateurs sont-ils vraiment informés de ces enjeux techniques et financiers ? Des communes et des distributeurs d’eau – cela peut se vérifier aisément - s’investissent beaucoup dans la communication, d’autres peu, ou juste ce qu’il faut puisqu’en Suisse ils sont légalement tenus de le faire "au moins une fois par année, de manière exhaustive, au sujet de la qualité de l’eau potable".
Doctorante à l’Université de Lausanne, Paola Rattu mène précisément un travail sur le regard qu’au fil du temps les usagers de Suisse romande portent sur leurs services d’eau. Dès les origines, dans la seconde partie du 19e siècle, a-t-elle constaté dans ses recherches d’archives de presse, la mise en place des services publics de l’eau s’est faite dans une grande transparence : citoyens et usagers étaient relativement bien informés des investissements financiers nécessaires, des constructions de réseaux, des problèmes techniques, etc.
Bien plus tard, dès les années 1970, avec l’alerte à la pollution des rivières et des lacs, apparaissent alors de nouveaux acteurs : écologistes, associations de consommateurs, producteurs de lessives sans phosphates notamment. La communication se focalise sur la protection de l’environnement et sur les changements de comportements des usagers.
Au tournant des années 2000, ce sont les informations liées à la mondialisation, à la libéralisation des marchés et à la privatisation des services qui prendront le relais. En Suisse, même si les messages anti-gaspillage sont toujours présents, l’accent sera mis sur la défense de l’eau publique, ouvertement appuyée en cela par l’administration fédérale et par les groupements de distributeurs.
Pour Paola Rattu, les professionnels de l’eau se doivent plus que jamais de trouver les moyens de communiquer efficacement avec le grand public, en fonction de leurs réalités locales. D’abord pour que les décisions qu’ils doivent prendre face aux défis futurs soient comprises, partagées et si possible consensuelles. Mais aussi parce qu’au-delà des questions d’intérêt général lié à la gestion des ressources en eau, il y va de la protection de l’environnement, du soutien à de nouveaux secteurs économiques et de la défense d’une certaine vision du monde.
L’art du sourcier démystifié ?
La tribune offerte dans cet auditoire de techniciens de l’eau à Damien Jérôme Evéquoz, fondateur du Centre de formation professionnel en géobiologie et sourcellerie, en aura étonné plus d’un. "Je n’appartiens pas au monde de la science, prévient-il d’emblée, mais à celui des artisans." Son propos immédiat est de démystifier l’art du sourcier et de ses outils : c’est selon lui un domaine accessible à tout un chacun à condition de faire confiance à ce que l’on ressent. Entre autres, à la présence de flux d’eaux souterraines.
Et d’expliquer que la friction de l’eau sur les roches crée un champ magnétique tout à fait perceptible pour autant que l’on cultive sa réceptivité personnelle, physique et émotionnelle, et que l’on dispose du bon outil. Non d’un pendule, "qui ne sert à rien". Mais – joignant le geste à la parole – de deux tiges de cuivre ou d’une baguette de noisetier.
Le sourcier a-t-il un avenir ? Sans doute. Celui, par exemple, de seconder les hydrogéologues et les entreprises de forage. À lui de les convaincre de ses compétences grâce à la qualité de ses résultats. De toute façon, ils n’ont pas à craindre de concurrence déloyale de sa part : "c’est un artisan indépendant qui amortit toujours rapidement son matériel" !
D’abord et avant tout, des rapports de confiance
Dans ses conclusions à ce tour d’horizon de problématiques "au fil de l’eau potable", Martial Wicht, responsable SSIGE pour la Suisse romande, mettra en évidence ce qui, tout au long des présentations de cette journée, est apparu comme une sorte de condition sine qua non de tout succès dans la gestion de l’eau : "la confiance entre les différents acteurs de ce secteur est quelque chose de primordial".
Qu’il s’agisse de protéger la ressource naturelle ou d’optimiser les infrastructures de distribution, les professionnels de l’eau ne peuvent faire l’économie d’un dialogue et d’une collaboration avec ceux et celles qui ont aussi d’autres compétences et responsabilités plus ou moins directes en la matière : chercheurs et juristes, agriculteurs et industriels, pouvoirs publics et acteurs économiques, citoyens et usagers, etc.
Le professeur A.J. Parriaux va plus loin. À ses yeux, les professionnels de l’eau ne sont pas assez fortement soutenus. Face aux intérêts défendus notamment par les milieux du secteur de l’énergie, de l’urbanisme ou de l’économie, "le lobby eau ne fait pas le poids" ! On aurait en effet grandement tort d’oublier qu’un aquifère contaminé est une ressource à tout jamais perdue.
Bernard Weissbrodt
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