Depuis qu’existent en Suisse les statistiques météo, c’est-à-dire depuis un siècle et demi, la première moitié de l’année 2011, serait, disent les experts, à classer ici et là parmi les épisodes de sécheresse les plus marquants. Ce genre d’événements climatiques semblerait même s’inscrire dans une tendance à long terme. Y sommes-nous vraiment préparés ?
Semaine après semaine, malgré quelques bonnes ondées, les relevés hydrologiques, en surface comme dans les nappes phréatiques, affichent des niveaux d’eau généralement très inférieurs aux normales saisonnières. Cette situation entraîne toute une série de conséquences - écologiques, économiques, sociales - auxquelles on n’avait pas forcément pensé jusqu’ici. Petite chronique printanière de quelques faits révélateurs notés au jour le jour. En Suisse et en France.
– 09 mai. La station de recherche Agroscope constate que, faute de précipitations, le sol suisse se dessèche de plus en plus profondément. Selon ses calculs, l’agriculture peut avoir besoin de quatre fois plus d’eau lors d’une longue période de sécheresse et la seule façon de prévenir des pertes de récolte, en quantité et en qualité, serait d’irriguer davantage. Avec le risque de faire encore baisser le niveau des cours d’eau et des nappes phréatiques. Face à ce cercle vicieux, que faire pour que l’agriculture dépende moins des ressources en eau tout en restant productive ? La réponse passe aussi par le choix des bonnes cultures sur les terres les plus appropriées.
– 28 mai. Les rizières de Camargue sont menacées par l’eau salée, titre le quotidien français La Provence : le débit du Rhône, dans lequel les riziculteurs pompent leur eau d’irrigation, est si faible que la mer l’emporte sur l’eau douce. La faute donc à la sécheresse. En temps normal, l’irrigation avec l’eau douce puisée dans le fleuve empêche la remontée des eaux saumâtres dans le sous-sol (une partie de la Camargue est légèrement située sous le niveau de la mer). Si l’on cesse d’arroser, le sel remonte. Et si l’on irrigue avec de l’eau salée, on ne fait qu’aggraver la situation. Un vrai dilemme. Pour les fermiers comme pour la survie de ce parc naturel exceptionnel.
– 1er juin. Les éleveurs français, eux aussi, se montrent inquiets. Le fourrage vient à manquer, ce qui fait grimper son prix. Certains n’hésitent plus à sacrifier une part de leur troupeau et de l’emmener aux abattoirs, ce qui fait chuter le prix de la viande. ‘Ne baissez pas les bras’ leur disent les professionnels de la branche. Mais ils peinent à convaincre car, du côté de la distribution, on ne semble guère enclin à répercuter sur les prix de la viande le renchérissement des coûts de sa production. Ce qui est vrai là ne l’est pas ici. En Suisse, aux dernières nouvelles, les éleveurs restent sereins et le marché de la viande de bœuf se porte bien.
– 10 juin. Un journal du Territoire de Belfort rapporte toutefois un incident survenu à la frontière lorsque des agriculteurs ont bloqué le passage vers la Suisse d’un chargement de fourrage. C’est qu’à cause de la sécheresse certains d’entre eux n’en ont plus assez pour nourrir leur bétail et manquent de ressources financières pour s’en procurer. D’où leur colère à la vue de ce foin qui profite à des agriculteurs suisses qui eux aussi pâtissent du temps sec mais ont par contre les moyens de le payer. Ceux-ci sont finalement repartis bredouilles. Des syndicats agricoles français ont racheté le fourrage pour le redistribuer par solidarité à ceux de leurs membres qui en ont besoin.
– 10 juin. Une porte-parole de la centrale nucléaire de Bugey, dans le département français de l’Ain, confirme qu’il a fallu durant quelques jours réduire la production d’énergie électrique de 10 à 15% pour respecter les normes relatives à la température des eaux. Située sur la rive droite du Rhône, la centrale de Bugey ne peut pas rejeter d’eau dans le fleuve si, avant la fin mai, la température des eaux du fleuve dépasse 24 degrés Celsius.
– 13 juin. La presse française se fait largement l’écho de vols d’eau, en Corrèze, aux bornes d’incendie. Des agriculteurs, des entreprises de travaux publics ou d’assainissement et des particuliers s’approvisionnent ‘en douce’ dans un réseau réservé aux pompiers. Au point qu’un syndicat intercommunal de distribution d’eau en est venu à poser des scellés sur les bornes. Ce qui n’a pas empêché les récidives. Et ce qui inquiète aussi les autorités sanitaires car une mauvaise utilisation de ces installations pourrait provoquer une pollution du réseau.
– 13 juin encore. La sécheresse pourrait ronger les bénéfices des assureurs français, fait savoir l’agence de notation Moody’s. Ils devront faire face à une augmentation des demandes d’indemnisation des agriculteurs qui entendent obtenir un dédommagement substantiel pour leurs pertes de récolte. Les assureurs rappellent que par le passé les dommages-intérêts liés à la sécheresse ont souvent été sous-estimés et que la canicule de 2003, par exemple, leur avait coûté un milliard d’euros. Il est aussi d’autres dégâts dont on parle moins : du fait de la sécheresse, les sous-sols se tassent et peuvent provoquer l’affaissement de certains bâtiments.
Cette poignée d’informations éparses met en évidence quelques-uns des éléments-clés dont il faudra forcément tenir compte si l’on veut s’adapter aux changements climatiques prévisibles et y faire face de manière probante. D’abord, les périodes aiguës de sécheresse, comme celle qui ponctue ce printemps 2011, appellent des solutions immédiates, urgentes et prioritaires : des pouvoirs politiques aux groupements professionnels et des producteurs aux consommateurs, il faut apprendre à gérer les crises hydriques d’une façon qui fasse davantage appel aux solidarités.
À plus long terme, il importe de mettre efficacement en œuvre une politique de gestion des ressources en eau digne de ce nom. Une nécessité qu’a récemment comprise le Parlement suisse, appuyé par le gouvernement fédéral, en donnant son feu vert à l’élaboration d’une ‘stratégie nationale de l’eau’ (voir ci-contre). Il s’agira notamment de définir des règles de répartition de la ressource entre les divers groupes d’utilisateurs et des modes de résolution des conflits entre les impératifs de protection de l’eau et les besoins légitimes des usagers.
Mais, dans ce long apprentissage, on n‘oubliera pas non plus, dans un pays aussi contrasté dans sa géologie, dans ses reliefs et dans ses climats, que les situations d’abondance ou de pénurie d’eau peuvent au même moment considérablement varier d’un bassin versant à un autre et d’une région de montagne à une région de plaine. Une stratégie nationale n’aura de véritable efficacité que si elle parvient à stimuler également les responsabilités et les dynamismes locaux et régionaux. Les périodes de crise servent aussi à cela : mieux comprendre les enjeux pour y apporter des réponses convaincantes.
Bernard Weissbrodt